Devoir de mémoire, façon slovaque

Voilà le status quaestionis à partir duquel les spécialistes devraient prendre la parole.

István Krómer
2021. 09. 28. 16:00
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Vous avez entendu dire que le gouvernement slovaque aurait demandé pardon pour les décrets Beneš, dont les honteuses dispositions ont amputé les droits fondamentaux et la liberté des citoyens d’origine hongroise, et fait part de ses regrets sincères concernant les victimes innocentes de cette tragédie ? Si c’est le cas, vous avez presque bien entendu.

La demande de pardon a bien eu lieu, en public, et moyennant l’emploi des expressions susmentionnées, le gouvernement de la République de Slovaquie ayant considéré comme une obligation morale le devoir d’exprimer publiquement ses regrets pour les méfaits commis par les autorités slovaques de l’époque. Sauf que les méfaits évoqués n’ont (bien entendu – pourrait-on ajouter) pas été les décrets Beneš, mais le Code juif (Codex Judaicus en latin, Židovský kódex en slovaque) édicté il y a quatre-vingts ans, qui, en vertu de leur appartenance « raciale », privait les Juifs de leurs droits d’hommes et de citoyens, en les excluant de la culture et de toute participation à la société civile. Exactement ce qu’ils allaient faire quatre ans plus tard aux citoyens d’ethnie hongroise (et allemande) – à une époque où la tragédie des Juifs était déjà connue.

Qui plus est : la tentative d’épuration ethnique qu’ont représenté les décrets Beneš ne répondait pas (avec excès de zèle) aux attentes idéologiques d’un empire, comme les décisions de l’État-fantoche slovaque dirigé par Tiso au moment des lois juives. Bien au contraire : en 1945, les grandes puissances réunies en conférence à Potsdam, ne donnent pas à la Tchécoslovaquie, en dépit de ses insistances, leur feu vert pour la déportation unilatérale des Hongrois de Slovaquie, mais tout au plus pour un échange de population entre Hongrie et Tchécoslovaquie. Cet échec a donc été compensé par des déportations en camp de travail au Pays des Sudètes, tandis que les Hongrois restants se voyaient interdire l’usage de leur langue maternelle, et confisquer leurs écoles.

En appliquant la norme morale exigeante dont fait preuve ce communiqué du gouvernement slovaque dans l’affaire du Code juif, on est en droit – en reprenant le vocabulaire dudit communiqué – d’appeler tout cela un méfait, comme l’a récemment fait le Président du Parlement hongrois, László Kövér, à l’inauguration du monument érigé à Somorja [ou Sommerein en allemand, petite ville actuellement nommée Šamorín, sur le territoire slovaque – n.d.t.] à la mémoire des Hongrois et des Allemands déportés en vertu des décrets Beneš : « Ce qu’on a commis entre 1945 et 1947 à l’encontre de la communauté hongroise de Haute-Hongrie [sud de la Slovaquie actuelle – n.d.t.] fut un péché selon la justice de Dieu et selon celle des hommes. » « Cette privation de droits, cette humiliation et cet exil forcé loin de la terre natale restent, jusqu’à nos jours, une histoire sans point final dans notre mémoire, et une plaie ouverte dans notre âme. La foi chrétienne commune aux Hongrois et aux Slovaques, la communauté de destin des peuples d’Europe centrale et la communauté d’intérêts de nos États nous commandent à tous de nous efforcer d’amener à cicatrisation au XXIe siècle les plaies ouvertes qu’a laissées derrière elle notre histoire du courant du XXe siècle. »

Or, en dépit de cette foi commune, de cette communauté de destin et d’intérêts, jusqu’au moment où nous parlons, la classe politique slovaque n’a toujours pas réussi à prononcer ces paroles simples, mais claires, qu’elle a estimé de son devoir de prononcer dans le cas des juifs déportés. Le chef de la diplomatie slovaque a même, bien au contraire, réagi avec un maximum de nervosité aux paroles – qu’on aurait pourtant bien du mal à déclarer provocatrices – du Président de la Chambre hongroise : – « c’est avec une patience paisible, mais déterminée, que nous attendons, dans l’intérêt de la coexistence pacifique des générations qui nous suivront, des excuses et un geste de réparation pour les crimes commis à l’encontre des Hongrois. »

Ministre des Affaires étrangères du gouvernement slovaque, Ivan Korčok a résolument condamné le fait qu’un des principaux dignitaires de l’État hongrois « vienne exposer en Slovaquie sa propre lecture de l’histoire », et s’est déclaré déçu, affirmant que « Budapest nous envoie sans arrêt des messages, et nous administre en permanence des leçons sur notre histoire commune. » Bratislava aurait, de son côté, refermé ce chapitre de l’histoire, si bien que, lorsque des représentants de l’État hongrois abordent en public des sujets « qui nous renvoient dans le passé des tragédies du XXe siècle, cela n’est bon qu’à raviver des sentiments négatifs ». Et le citoyen centre-européen de se demander avec perplexité si ce dignitaire slovaque oserait se permettre de parler sur un ton pareil de l’inauguration d’un monument du ghetto…

Korčok a reçu une réponse bien sentie à ses propos de la part de Krisztián Forró, président du Parti de la communauté hongroise (en hongrois : Magyar Közösség Pártja – MKP) de Haute-Hongrie (expression rejetée avec un énervement tout particulier par Korčok), ce dernier affirmant qu’il n’est pas possible de refermer unilatéralement ce chapitre de l’histoire, car « l’ombre de la culpabilité collective plane même sur nos enfants ». Il faut mettre un point final au passé, mais pas en balayant sous le tapis les questions qui fâchent. Or – pour reprendre les mots employés par Péter Őry, membre de la présidence du MKP – l’évocation des problèmes non-résolus, et toute déclaration faite à l’encontre de la volonté de taire ces problèmes, continuent, en 2021, à faire à l’élite politique slovaque l’effet d’une provocation.

Selon György Gyimesi, député d’origine hongroise du principal parti slovaque de gouvernement – le parti OĽaNO –, nous autres, Hongrois, envisagerions des réparations morales identiques à celles obtenues par les Juifs – ou encore les Allemands – auxquels le Parlement slovaque a demandé pardon sous la forme d’une résolution. À en croire le journaliste de Haute-Hongrie Norbert Hegedűs, ces excuses aux hongrois déportés auraient déjà dû être présentées depuis longtemps : ce serait un geste important, et qui ne coute pas un sou. Le fait que le Parlement slovaque, depuis 1993, n’en ait pas été capable, ne montrerait rien d’autre que la mesquinerie de la classe dirigeante slovaque. Quant à László Bukovszky, commissaire aux minorités du gouvernement slovaque, il affirme que ce sont les gouvernements hongrois et slovaque qui devraient adopter une déclaration commune sur la réconciliation des deux nations – adoption qu’ils repoussent au lendemain depuis déjà plus de deux décennies. « C’est une question – a-t-il ajouté – qu’il faut confier aux spécialistes. Laissons la parole aux historiens. »

Or c’est bien là un fait historique : au Parlement de Bratislava, le 15 mai 1942, la loi ordonnant la déportation des Juifs de Slovaquie a été adoptée à une majorité proche de l’unanimité. Un seul député a voté contre : le comte János Esterházy, représentant de la minorité hongroise, qui a alors affirmé : « en tant que hongrois chrétien, et en tant que catholique, je juge cette proposition contraire aux lois de Dieu et à celles des hommes ». Or cet homme qui a jugé de son devoir personnel de rejeter le Code juif – non pas quatre-vingts ans plus tard, mais le jour même de son adoption –, cet homme-là, l’État slovaque le considère officiellement, encore aujourd’hui, comme un criminel de guerre… Voilà le status quaestionis à partir duquel les spécialistes devraient prendre la parole.

István Krómer, journaliste

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