« Le libéralisme n’est pas viable, parce qu’il tranche ses propres racines »

La sensibilisation des enfants dans le domaine sexuel fournit un réel motif d’inquiétude – a confié à Magyar Nemzet Patrick Deneen, pour qui l’élite libérale à la tête des institutions qui gouvernent le monde occidental traite en ennemis tous ceux qui restent attachés aux traditions. Ce professeur de l’université Notre Dame, venu en Hongrie à l’invitation du Mathias Corvinus Collegium, l’affirme sans ambages: les conservateurs ont besoin de courage, de sagesse et de prudence, et doivent faire du bien commun leur étendard.

Imre Csekő
2021. 07. 07. 11:08
20210701 Budapest Patrick Deneen amerikai politológus. fotó: Teknős Miklós (TEK) Magyar Nemzet Fotó: Miklós Teknős
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– Dans l’un de vos articles, vous écrivez que le libéralisme n’est pas viable. Sur quoi s’appuie ce jugement?

– Le libéralisme est capable de floraison quand il n’est pas chimiquement pur, mais mélangé à des éléments non-libéraux. Car en réalité, les traditions sur lesquelles le libéralisme s’est construit sont, notamment, la famille, des communautés soudées, la religion et la nation. Telles sont les préconditions du libéralisme, et les véritables sources nourricières de la coexistence des hommes. Or le libéralisme affaiblit toutes ces sources, en tant qu’institutions qui limitent notre liberté. Ce qui, donc, rend le libéralisme inviable, c’est qu’il tranche ses propres racines, dont il aurait besoin pour se perpétuer.

– Au vu des troubles en cours en Amérique, peut-on dire que nous sommes témoins du moment où le libéralisme montre au grand jour qu’il n’est pas viable?

– Oui. Mais c’est déjà ce qu’indiquaient aussi l’élection de Donald Trump, le Brexit et la montée des populismes à travers toute l’Europe. C’est aussi ce à quoi on assiste dans le cas des réactions d’hostilité de l’UE envers la Hongrie et la Pologne. Dans l’idéologie libérale, on observe un très fort sens de la mission, une volonté de réorganiser la société exclusivement autour de l’idée que nos traditions sont des caractères aléatoires que l’évolution sociale doit dépasser. La division à laquelle on assiste est due au fait que l’élite libérale à la tête des institutions qui gouvernent le monde occidental traite en ennemis tous ceux qui restent attachés aux traditions.

Fotó: Miklós Teknős

– A votre avis, dans quel état se trouve aujourd’hui la démocratie américaine?

– Elle n’est pas en bon état, car on ne voit pas comment le précipice social précédemment mentionné pourrait être comblé. En effet, pour que la politique fonctionne, il faut qu’aucune division ne soit d’une ampleur la situant au-delà du rayon d’action des compromis possibles entre hommes de bonne volonté – entre ceux qui admettent que leurs adversaires ne sont pas des ennemis, mais des concitoyens qui pensent différemment. Or dans l’Amérique d’aujourd’hui, chacun des deux bords voit l’autre camp comme un camp ennemi. Depuis les événements du 6 janvier dernier au Capitole, il arrive désormais que les organes de la sécurité d’Etat enquêtent sur tel ou tel citoyen en raison de ses vues politiques. De mon vivant, aussi loin que je me souvienne, cela ne s’était jamais produit. C’est un phénomène qui rappelle l’Union Soviétique. Certains citoyens, en raison de leurs opinions politiques, sont considérés comme des terroristes, comme l’ennemi intérieur. Il règne aujourd’hui dans mon pays une ambiance vraiment délétère, et je n’observe malheureusement aucune volonté d’y mettre un terme. Joe Biden a beau parler d’unifier le pays, son gouvernement ne reflète en rien une telle intention.

– Donald Trump ayant crié à la fraude électorale et refusé de reconnaître sa défaite, il a été banni de plusieurs réseaux sociaux. Quant à vous, trouvez-vous imaginable que le scrutin ait été entaché d’irrégularités?

– Ce que je peux affirmer avec certitude, c’est que ceux qui dirigent les institutions dont la mission serait d’enquêter sur d’éventuelles fraudes électorales ont fait preuve, concernant ces dernières élections présidentielles, d’un extraordinaire manque d’intérêt. Je ne peux pas savoir s’il y a eu des fraudes ou non, mais ce qui est certain, c’est que la presse et les divers organes de contrôle n’ont pratiquement rien fait pour le vérifier, car tel n’était pas leur intérêt, dans la mesure où leur soutien à la candidature de Joe Biden était évident. Il faut aussi remarquer que ceux-là même qui condamnent la remise en cause de la régularité du scrutin de 2020 sont ceux qui, en 2016, soutenaient mordicus que les élections avaient été truquées moyennant une ingérence russe. A l’époque, des enquêtes parlementaires ont été ouvertes au Congrès, on réclamait l’intervention des services secrets, et des efforts considérables – quoique finalement vains – ont été déployés pour prouver l’irrégularité du scrutin. Je mentionne tout cela pour faire comprendre à quel point, à l’heure actuelle, les partis se font face comme des ennemis, sont devenus incapables de compromis, et tendent fortement à contester la légitimité de toute victoire du camp adverse. Il s’agit donc d’un problème d’ampleur systémique, affectant chacun des deux grands partis.

– On dirait que nous autres, en Hongrie, à cause de la parenthèse communiste, avons pris des décennies de retard sur l’Amérique en termes de progrès social. Peut-on imaginer que, grâce à cela, ce serait désormais notre tour ? Que c’est nous qui pourrions maintenant avoir quelque-chose à vous apprendre?

– Il peut arriver qu’une maladie soit déjà en train de ronger notre organisme, de détruire notre santé, mais sans que le médecin ait encore réussi à la diagnostiquer. C’est peut-être en 2016 – à un moment où la maladie était déjà dans une phase avancée – qu’il est devenu évident que notre société avait radicalement muté. Pour retrouver une époque à laquelle la réflexion sociale chez nous était au même niveau qu’aujourd’hui en Hongrie, il faut remonter loin, peut-être jusqu’aux années 1950. A l’époque, il existait encore une nette majorité de citoyens qui affectaient d’un signe positif la nation, la famille traditionnelle, ou encore la religion. Aujourd’hui, nous repensons à cette époque comme à un âge d’or. La classe ouvrière était très puissante, le plein emploi pratiquement assuré, et l’Etat-providence avait tissé autour des travailleurs un filet de sécurité tel qu’ils n’en avaient jamais connu auparavant. Quand nous regardons la Hongrie actuelle, nous nous rendons compte que ces éléments sont les conditions du rétablissement d’une cohésion nationale chez nous. Aujourd’hui, en effet, on observe plutôt une fracture sociale en cours d’approfondissement, séparant les gagnants et les perdants de la mondialisation, et les plaies sont de plus en plus larges. J’espère que les sociétés d’Europe de l’est n’auront pas à passer par tout cela.

– Comment décririez-vous le phénomène connu en Occident sous le nom de « culture de l’annulation » (cancel culture)?

– C’est un phénomène qui ressemble à s’y méprendre à ce qu’on observait dans l’Union Soviétique, à ceci près que, pour l’instant, on n’emprisonne pas encore les gens en raison de leurs opinions. Mais notez bien que, pour ma part, je crains fort qu’on ne finisse par en arriver là. Ceux qui dirigent les institutions qui orientent la vie sociale – représentant le pouvoir économique, culturel et politique – trouvent intolérable la moindre divergence d’avec l’idéologie libérale. Si quelqu’un ose, par exemple, critiquer la révolution sexuelle, et se rallier à l’idée – encore récemment jugée respectable et partagée par une large majorité – selon laquelle c’est la famille traditionnelle qui doit constituer la norme sociale, les gardiens autoproclamés de l’ordre social vont attaquer ce contrevenant sur les réseaux sociaux. Or, sur le marché du travail, ce phénomène dispose déjà d’une traduction institutionnelle. Il peut arriver qu’un employé perde son poste pour prix d’opinions en contradiction avec la doxa libérale, et que sa carrière soit ruinée.

– La théorie dite « théorie critique de la race » gagne du terrain : qu’en pensez-vous?

– Jusqu’à une date récente, en Amérique, tout le monde s’accordait autour de l’idée traditionnellement américaine selon laquelle Dieu nous a tous créés égaux, comme l’affirme d’ailleurs notre Déclaration d’indépendance. En conséquence de quoi, la création des conditions d’une concurrence loyale, sans discriminations basées sur la race ou le sexe, devrait déboucher sur une société plus juste. C’est cette tradition qui a dégénéré jusqu’à produire la théorie critique de la race, dans laquelle on reconnaît de nombreux éléments marxistes, dans la mesure où elle divise la société en oppresseurs et oppressés en fonction de certains signes différenciateurs. Dans le temps, cet antagonisme était créé à partir d’une opposition de classes – aujourd’hui, c’est la couleur de peau qui sert de critère. Si vous avez la peau blanche, c’est que vous appartenez à la classe des méchants ; si ce n’est pas le cas, alors : à la classe des vertueux. Comme on juge les gens exclusivement à partir de caractéristiques externes, c’est à bon droit que beaucoup se sont demandé s’il ne s’agissait pas en réalité d’une théorie raciste, qui taxe de méchanceté intrinsèque une partie de la population, et confie à ses adeptes la mission de transformer la société de façon à ce qu’elle soit régie par le groupe présenté comme vertueux, et que ce dernier soit en mesure de rééduquer ceux qu’on présente comme méchants.

– S’agissant d’une théorie dont la base est raciale, un parallèle avec le nazisme ne serait-il pas tout aussi envisageable?

– Dans la théorie critique de la race, on retrouve les catégories du pur et de l’impur. C’est une approche manichéenne selon laquelle, pour atteindre l’état paradisiaque, il faut nettoyer le monde de ses éléments d’impureté. C’est la base commune à toutes les idéologies désastreuses et inhumaines. Jadis, en affirmant que nous sommes tous – indifféremment de la couleur de peau et de la classe sociale – pécheurs et condamnés à implorer la rédemption, le christianisme empêchait les hommes politiques de se croire au-dessus des conséquences du péché originel. Il n’est donc pas surprenant de voir cette nouvelle idéologie gagner du terrain aujourd’hui, dans cette époque postchrétienne qui est la nôtre.

– En Hongrie, ces jours-ci, c’est la question de l’éducation sexuelle des enfants qui s’est transformée en un débat politique très agité. A votre avis, la « sensibilisation » des enfants représente-t-elle un réel danger?

– L’inquiétude est hélas justifiée. En Amérique, la révolution sexuelle a opéré une jonction avec les questions raciales. Le mouvement homosexuel a gagné en influence en se greffant sur le mouvement des libertés civiques. Or d’après moi, il existe une différence importante entre le refus de juger d’une personne en fonction de sa couleur de peau et une approche de la sexualité et de tout ce qui en découle basée sur une certaine idéologie. Ce sont deux choses bien différentes, si bien que, au moment précis où les gens ont commencé à percevoir le phénomène LGBT sur le modèle de la question raciale, nous avons perdu la bataille. Je pense que certains de nos caractères donnés les plus fondamentaux ont une place légitime dans l’ordre politique, tandis que d’autres aspects de notre identité ne requièrent pas de reconnaissance et de promotion de la part de l’Etat. Il est fort préoccupant de voir que cette question s’est transformée en une croisade idéologique internationale, qui déferle sur l’ensemble du monde occidental. Le drapeau de la Pride est devenu le symbole de la pureté et de la vertu. Il n’est plus question de tolérance, mais d’acceptation, et même de reconnaissance – notions qui signifient bien davantage que la tolérance (que je soutiens moi aussi), dont le principe est que les gens puissent vivre leur vie comme ils l’entendent, à l’abri de toute persécution. Mais aujourd’hui, ce dont il est question, c’est de faire disparaître la norme hétérosexuelle – chose qui, constituant une menace pour la civilisation, est inacceptable.

– En Occident, il semble que les conservateurs, depuis des décennies, n’ont de cesse de reculer. Quelle pourrait être l’alternative à cette capitulation toujours plus complète?

– Le problème vient en partie de la façon qu’ont les conservateurs de s’auto-définir, dans la mesure où, traditionnellement, ils se fixaient pour objectif final de bloquer les mutations libérales en cours à leur époque. C’est ce que suggère le mot « conservateur » lui-même : qu’on cherche à conserver une chose, qu’on n’est peut-être même pas certain d’être en mesure de définir avec précision. Peut-être aurions-nous besoin d’une meilleure compréhension de l’intérêt général. C’est ce qu’on pourrait appeler le « conservatisme du bien commun », pour rendre plus claire la nature de ce que nous entendons protéger. Mais aujourd’hui, nous en sommes si loin qu’un véritable conservateur aurait tout simplement l’air d’un révolutionnaire cherchant à subvertir le système en place. Nous devons nous faire à l’idée que l’approche sereine et réservée du problème, celle qui se déclare étrangère à tout changement radical, est certes l’expression d’un instinct vertueux, mais ne fonctionne que dans une société saine, en possession de vertus dignes d’être conservées. Aujourd’hui, le terme de « conservatisme » induit donc en erreur, dans la mesure où notre objectif devrait désormais plutôt être une transformation radicale des sociétés occidentales.

– Le courage devrait donc être la vertu cardinale des conservateurs d’aujourd’hui?

– Il est certain que la peur d’être réduit au silence est présente à l’esprit des conservateurs occidentaux, et elle l’est à juste titre, car il arrive réellement qu’on perde son travail et ses moyens d’existence. Mais en plus du courage, nous avons aussi besoin de mieux comprendre la situation qui est la nôtre. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une combinaison des vertus de courage, de sagesse et de prudence, afin de comprendre quand et comment il convient d’agir.

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