Mais c’est peut-être à Varsovie qu’on a eu notre plus grosse rigolade commune, et la blague des blagues se trouve dans le parc Krasiński !
En 1920, lors du déclenchement de la guerre opposant la Pologne à l’Union Soviétique, le journal hongrois Új Nemzedék (« Nouvelle Génération ») écrivait : « Nous ne savons pas encore ce que fera la coalition, mais nous devons nous tenir prêts à rejoindre la Pologne. Le destin de la Pologne est notre destin. »
Et c’est ce que la Hongrie a fait. Paul Teleki a ordonné que la totalité des stocks d’armes et de munitions des usines Manfréd Weiss soient placée à la disposition de la Pologne, et que ces usines, au cours des semaines suivantes, ne soient autorisées à produire que pour la Pologne. Avant le choc décisif de leur armée contre celle des Soviets, nous avons livré aux Polonais 48 millions de munitions de type Mauser, 13 millions de type Mannlicher, d’innombrables obus d’artillerie, trente mille carabines Mauser, plusieurs millions de pièces de carabine et 440 cuisines de campagne. Et cela non plus, les Polonais ne l’oublient pas quand on leur parle de nous.
Après la victoire polonaise, le maréchal Józef Piłsudski a exprimé dans plusieurs de ses discours sa gratitude aux Hongrois, pour leur inestimable contribution au « miracle de la Vistule », c’est-à-dire à sa victoire sur les Soviets. Et en 1921, la Diète de Pologne a refusé la ratification du traité de Trianon : la Pologne, d’un point de vue juridique, n’a jamais reconnu le démembrement de la Hongrie. Cela aussi, les Polonais s’en souviennent. Et en cultivent le souvenir, entre autres dans ce parc. D’ailleurs, quand, en 1830, les Polonais se sont soulevés contre les Russes, à l’assemblée du comitat de Zemplén, Kossuth a tenu dans son discours les propos suivants : « La cause des Polonais est celle de l’Europe tout entière, et j’ose le dire : quiconque ne respecte pas les Polonais, quiconque ne bénit pas les armes qu’ils brandissent de bon droit, ne respecte pas non plus son propre roi, ni sa propre patrie. »
Quelle crétinerie attardée, quelle rhétorique creuse – comparée aux rigolades de monsieur Szily !
Mais il existe aussi une plaque commémorative pour rappeler que les luttes de libération des Hongrois apparaissent dans la littérature polonaise. Dans le roman de Bolesław Prus intitulé La Poupée, l’un de ses personnages, Ignacy Rzecki, qui a servi comme officier d’infanterie dans la guerre de libération des Hongrois, consigne ainsi ses souvenirs :
« Libéré dès février 1853, j’ai pu retourner à Varsovie. On m’a même rendu mon rang d’officier. C’est le seul souvenir que j’ai ramené de Hongrie, en plus de mes deux blessures. L’une à la poitrine, l’autre à la jambe. Elles sont la raison pour laquelle le corps des officiers a donné un déjeuner en mon honneur, au cours duquel nous avons vidé plus d’un verre à la santé de l’infanterie hongroise. Depuis cette époque, je suis d’avis que l’amitié la plus vraie est celle qui naît sur le champ de bataille. »
Dans ce cas, cher monsieur Rzecki, on peut dire que nous autres, Polonais et Hongrois, n’avons pas manqué d’occasions de nous lier d’amitié.
Et si déjà nous nous promenons dans Varsovie, arrêtons-nous donc au Palais Czapski, pour nous souvenir de ces polonais qui ont collecté de l’argent et des provisions pour nous pendant la révolution hongroise de 1956, et ont organisé des collectes de sang massives pour nous envoyer leur sang. Comme c’est dans ce palais qu’on rassemblait les dons, c’est ici que la plaque commémorative a été placée.
Et bien sûr, il faut aussi en profiter pour nous incliner devant la mémoire de László O’sváth.
Le volume susmentionné résume admirablement tout ce qu’il faut savoir de lui : « Le juriste László O’sváth fut ministre de l’Intérieur de la Hongrie pendant la Deuxième Guerre mondiale. Bravant l’interdiction officielle, il a contribué à l’accueil de milliers de réfugiés polonais dans les camps hongrois. Grâce à son aide, les occupants de près de cinq cents camps, soit plus de 130 000 réfugiés, ont pu survivre à la guerre. O’sváth s’est non seulement occupé de leur accueil, mais aussi de leur assurer des possibilités d’enseignement et de vie culturelle. La liste placée sur le monument rappelle les noms et rangs des quelques trente-cinq personnalités historiques hongroises qui, à l’instar d’O’sváth, ont, pendant la Deuxième Guerre mondiale, offert leur assistance aux réfugiés polonais. »
Quant à nous, notre devoir, c’est de lire à voix haute le texte de cette plaque et la liste des noms : « Pilier de l’amitié historique des peuples hongrois et polonais, responsable de l’accueil de plus de 130 000 réfugiés polonais, qui, entre 1939 et 1943, ont été nourris et aidés à passer à l’Ouest, tenant ainsi tête aux forces d’extrême-droite et d’extrême-gauche. Annonciateur de la renaissance de la démocratie chrétienne d’Europe centrale. A travers le monument qu’elle lui consacre, la nation polonaise exprime sa gratitude à tous ceux ont contribué à sauver ces réfugiés polonais. »
Et voici la liste : József Antall (père), István Apor, Zoltán Baló, István Csáky, István Csekonics, Tibor Csorba, Heléna Csorba, János Esterházy, Pál Domszky, Gábor Dóró, István Hász, Miklós Horthy, Miklós Kállay, Ferenc Keresztes-Fischer, Lajos Kudar, Géza Soós, Pál Teleki, Vince Tomek, Jusztinián Serédi, Lóránd Utassy, Béla Varga, Ilona Andrássy, Klára Andrássy-Odescalchi, épouse József Károlyi, Tamás Salamon-Rácz, Erzsébet Szapáry, Edit Weiss, Adél Zeyk, Sarolta Lukács, Elemér Simon, Angelo Rotta, Fryderyk Born, Rózsa Vajkai.
J’apprends à l’instant que cette liste ne contient aucun Szily. Ça alors !
Quelques pas plus loin, nous nous retrouvons devant le monument élevé au soulèvement de Varsovie en 1944. Quelle vision consternante que celle de cet homme-enfant, l’arme à la main, dans son casque militaire beaucoup trop grand pour sa tête ! Or ce monument contient, lui aussi, une référence à la Hongrie – et non des moindres.
En effet, bien que la Hongrie ait participé à la Deuxième Guerre mondiale comme alliée de l’Allemagne, les bataillons de l’armée hongroise stationnés à proximité de Varsovie – au mépris d’ordres très précis des autorités allemandes – ont fait parvenir des provisions et des armes aux polonais soulevés et aux soldats de l’Armia Krajowa (« Armée de l’intérieur » – AK) de la résistance polonaise. Les officiers supérieurs Béla Lengyel et László Szabó ont participé à des pourparlers avec des officiers de l’AK, promettant de ne mener aucune action militaire contre les Polonais, même au mépris d’ordres allemands, et de permettre aux civils et aux unités d’insurgés polonais de traverser les positions hongroises. Autres moments émouvants de l’amitié magyaro-polonaise : ces dimanches au cours desquels les soldats hongrois et la population polonaise assistaient ensemble à la messe.
Là aussi, ça devait rigoler sec !
On me demandera peut-être : que peut-on bien encore, après tout cela, envoyer dire à Szily et compagnie ? – Ce même message que j’ai, en 2015, adressé au journal Magyar Narancs :
Avez-vous vu The Big Lebowski ? Si vous l’avez raté, dépêchez-vous d’aller le voir ! C’est un film génial. Dans la dernière scène, le Dude et Walter enterrent leur ami Donny. Ils veulent répandre dans l’océan ses cendres conservées dans un bac de glace vidé à cet effet, et Walter prononce un discours d’adieux. Mais, au moment de répandre les cendres, le vent les repousse vers eux, et ils se retrouvent debout là, le visage et la barbe couverts des cendres de Donny. C’est alors que le Dude prononce ces paroles inoubliables :
« – T’es vraiment un sale c… ! Tout tourne toujours à la bouffonnerie avec toi, merde ! »
Eh bien vois-tu, Szily, cette remarque du Dude te va comme un gant.
Zsolt Bayer