Le redressement de la Hongrie après le traité de Trianon

Il est hors de doute qu’à l’été 1931, la Hongrie est, à tous points de vue, en meilleur état qu’au printemps 1921, au moment de la formation du gouvernement Bethlen.

Sándor Faggyas
2021. 04. 15. 18:41
„Nyugodt szívvel mondhatjuk: Bethlen jobb helyzetben lévő országot adott át utódjának, mint amikor miniszterelnökké lett” Fotó: Bach Máté
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– Vers la fin de la période de la Double monarchie austro-hongroise, l’aristocrate transylvain István Bethlen était devenu l’une des figures déterminantes de la Realpolitik conservatrice menée par le Parti National Libéral – déclare à Magyar Nemzet l’historien Sándor Szakály, prix Széchenyi, directeur général de l’Institut de Recherche historique et archivistique Veritas. Pour lui, le principal mérite du gouvernement Bethlen – formé il y a cent ans jour pour jour – est d’avoir – en dépit de la mutilation du pays et de la nation – construit, malgré toutes les difficultés externes et internes, cette Hongrie qui, vers la fin des années 1930, a commencé à atteindre un niveau moyen dans le classement des pays européens.

– Un citoyen saxon de la ville transylvaine de Sibiu, du nom de Georg Krauss, écrivait, il y a presque quatre cents ans, du prince Gábor Bethlen, qu’il a « laissé la Transylvanie en pleine efflorescence, et en meilleur état qu’à son arrivée ». Quant au comte István Bethlen, lointain parent de ce grand prince de Transylvanie, au terme des plus de dix ans qu’il a passé à la tête du gouvernement, a-t-il laissé une Hongrie en meilleur ou en pire état que celle qu’il avait trouvée en arrivant aux affaires ?

– Il est hors de doute qu’à l’été 1931, la Hongrie est, à tous points de vue, en meilleur état qu’au printemps 1921, au moment de la formation du gouvernement Bethlen – même si ce gouvernement a dû démissionner pendant cet été 1931, en raison des graves conséquences de la crise économique mondiale sur la Hongrie. Après la rechute transitoire provoquée par cette crise, la croissance économique a repris et s’est poursuivie sans relâche jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et la base de cette croissance n’était autre que l’œuvre de Bethlen : sa consolidation politique et sociale, et la reconstruction économique. Après l’effondrement provoqué par la guerre, le chaos des deux révolutions successives, les destructions liées aux occupations étrangères – roumaine, serbe, tchèque –, en dépit de la mutilation du pays et de la nation par le traité de Trianon, en quelques années, il a réussi à remettre sur pieds ce pays piétiné, pillé, humilié, de telle sorte que, vers la fin des années 1930, il était à nouveau en tête des pays d’Europe centrale, et disposait d’une économie et d’une société s’approchant progressivement du niveau de développement de l’Europe de l’ouest – c’est en tout cas ce que montrent toutes les données et analyses statistiques.

N’ayons donc pas peur de le dire : Bethlen laisse à son successeur un pays dans une situation meilleure que celle qu’il avait trouvée en devenant Premier ministre, dix ans plus tôt.

– Au printemps 1921, au moment où le gouvernement Teleki est dissous – en partie suite à l’échec de la malheureuse tentative de retour de Charles IV – pourquoi le régent Miklós Horthy confie-t-il le gouvernement à Bethlen ?

– Bethlen, qui a alors quarante-six ans, passe déjà pour un politicien vétéran, aguerri : député depuis 1901, il était connu dans tout le pays, notamment pour les opinions qu’il avait exprimées sur la question transylvaine et les relation magyaro-roumaines. Après la chute de la République des conseils, Bethlen s’est rapproché de Horthy, alors chef suprême de l’Armée Nationale. En 1919, Bethlen avait été l’un des organisateurs et des chefs des forces contre-révolutionnaires, et, depuis son retour de Vienne, il faisait partie des huit à dix personnes qui avaient une influence déterminante sur la politique hongroise. En 1920, comme membre de la délégation hongroise à la conférence de paix, il s’était distingué par ses qualités techniques, aux côtés d’Albert Apponyi et de Pál Teleki.

Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour infléchir les conditions de paix draconiennes et injustes qui nous étaient imposées – mais en vain.

Ce n’était pas la première fois que le nom de Bethlen apparaissait sur la liste des candidats pressentis au poste de Premier ministre, mais son heure n’est venue qu’après le départ de Teleki. Son discours d’entrée en fonction, prononcé devant l’Assemblée nationale le 19 avril 1921, montre bien à quel point il avait un programme clair, cohérent, conçu jusque dans ses moindres détails de façon logique et approfondie, en vue de consolider le pays, de créer les conditions politiques et économiques d’une élévation de son niveau culturel et moral.

« N’ayons donc pas peur de le dire : Bethlen laisse à son successeur un pays dans une situation meilleure que celle qu’il avait trouvée en devenant Premier ministre. »

– À quels problèmes était confronté ce gouvernement Bethlen qui est entré en fonction il y a exactement cent ans ?

– Dix mois après la ratification forcée du dictat de Trianon, il a fallu faire accepter au monde – c’est-à-dire à des États généralement hostiles (à l’exception du voisin autrichien) – qu’il existe une Hongrie indépendante. Quant à la société hongroise, il a fallu lui faire accepter que, même si nous n’allions pas renoncer à l’exigence de révision des traités, d’une part cette intention ne devait pas être trompetée en permanence, d’autre part nous devions y parvenir, non par des moyens guerriers, mais par les instruments du temps de paix. Dès la première année, il a fallu régler avec l’Autriche la question de la Hongrie occidentale, qui était restée ouverte, obtenir le retrait des troupes yougoslaves qui occupaient la ville de Pécs et le triangle de Baranya, tout en trouvant une solution à la crise intérieure et diplomatique déclenchée par la seconde tentative de retour du roi Charles IV, qui faisait planer sur la Hongrie la menace d’une nouvelle occupation militaire. C’est principalement aux mérites d’István Bethlen, et de son ministre des Affaires étrangères, Miklós Bánffy, qu’on doit l’obtention, après le soulèvement de la Hongrie occidentale, d’un accord international entérinant le principe selon lequel l’appartenance étatique de Sopron et de ses environs devrait être décidée par la population locale, sous la forme d’un référendum.

Subséquemment au référendum de décembre 1921, Sopron et huit autres agglomérations sont « restées en Hongrie » : ce fut la première révision pacifique réussie des frontières imposées par le dictat de Trianon.

– Aux côtés du régent, il est, en tant que Premier ministre, sorti vainqueur de l’épreuve que représentait la question du roi – éloignant ainsi le risque d’une intervention militaire de la Petite Entente.

– De mon point de vue, en octobre 1921, ce sont Horthy et Bethlen qui se sont comportés en hommes d’État, plus que Charles IV. En bons adeptes de la Realpolitik, ils ont évalué correctement la situation internationale du moment, concluant que personne n’allait accepter et tolérer le retour de l’ancien monarque sur le trône de Hongrie. L’année d’après, la Hongrie a été reçue à la Société des Nations, admission importante à bien des égards – notamment parce qu’elle rendait possible un grand emprunt international qui a accéléré la stabilisation financière, la création d’une nouvelle monnaie nationale à valeur stable, et contribué au succès de la reconstruction économique. Le renforcement des contacts britanniques et le traité d’amitié et de coopération italo-hongrois de 1927 ont permis d’alléger considérablement l’isolement dans lequel la Hongrie, prise en tenaille par la Petite Entente, se trouvait jusque-là. Bethlen a réussi à trouver des partenaires et des amis, cherchant par exemple à créer de bonnes relations avec la Pologne, ainsi qu’avec l’Allemagne – qui n’était alors pas encore nazie.

– En politique intérieure et en politique économique, comment Bethlen a-t-il tiré profit de ces succès de politique extérieure ?

– Tandis qu’il gardait un contrôle personnel et prioritaire sur l’orientation de la politique étrangère, il a confié la politique économique à des spécialistes bien choisis, mais en fixant lui-même les objectifs principaux – aussi bien en matière de développement industriel que dans le domaine de la réforme agraire. L’un de ses grands succès a été sa collaboration étroite – on pourrait presque dire : amicale – avec le comte Kunó Klebelsberg, qui a su lui faire accepter l’idée qu’en dépit d’un contexte économico-financier fort morose, le budget devait accorder une place de choix à l’éducation et à la culture.

Quand on voit le dynamisme du développement de l’enseignement public enclenché dans la Hongrie d’alors – par exemple en matière de construction d’écoles élémentaires et de logements d’instituteurs –, on comprend pourquoi c’est en Hongrie que le taux d’alphabétisation a alors connu la croissance la plus rapide, atteignant finalement la valeur la plus élevée de la région.

On a mis l’accent sur la création et le développement d’universités, sur les instituts culturels hongrois à l’étranger, la création de Collegia Hungarica, favorisant la formation d’une nouvelle élite spirituelle et culturelle, qui s’est frottée au monde, cultivée, compétitive à l’international.

– Reproche souvent adressé à Bethlen : il aurait agi contre la démocratie en imposant d’importantes restrictions au droit de vote et en rétablissant le vote à main levée en province, rendant ainsi impossible toute compétition politique libre.

– Bethlen n’avait rien contre le principe d’un suffrage universel à bulletin secret, avec égalité des suffrages, mais il était, comme beaucoup de ses prédécesseurs de l’époque austro-hongroise, d’avis que la démocratie culturelle doit précéder la démocratie politique. Comme il le disait, la démocratie ne peut pas signifier « la tyrannie de masses incultes », de vastes couches de la population ne pouvant être associées à la vie de l’État qu’une fois qu’elles ont atteint la maturité économique et culturelle leur permettant, en pleine connaissance de leur intérêt bien compris, de prendre des décisions responsables en vue de leur avenir et de celui de leur communauté. À l’époque, même d’un point de vue occidental, beaucoup considéraient que dans notre région, seules la Tchécoslovaquie et la Hongrie pouvaient être considérées comme des démocraties. Je pense que cette opinion était justifiée, dans la mesure où la Hongrie faisait respecter l’état de droit, où la séparation des pouvoirs y était chose faite, compte tenu du fait que les partis libéraux et de gauche y disposaient d’une représentation parlementaire, et que la liberté de presse, d’association et de réunion y était presque complète. Quand on compare l’état de la politique intérieure des divers pays en la rapportant au niveau de développement qui est alors celui de l’Europe centrale, de l’Europe du sud et de l’Europe du sud-est, on se rend compte qu’on aurait vraiment tort d’avoir honte de la façon dont les choses se sont passées en Hongrie de 1921 à 1931, voire jusqu’en 1939. Et ce, alors même que la Hongrie post-Trianon, comparée à tous ses voisins, avait commencé son redressement et sa reconstruction avec un énorme handicap. N’oublions pas non plus que, dans l’entre-deux-guerres, il a existé une unanimité et un consensus de la nation tout entière en faveur d’une révision – si possible pacifique – du dictat de Trianon, mais aussi en faveur de l’idée que la Hongrie devait être un pays d’ordre et de sécurité, bénéficiant d’une croissance organique toujours plus soutenue – pour reprendre l’expression de Bethlen : « plutôt qu’une révolution, une évolution permanente ».

– Après avoir renoncé à ses fonctions de Premier ministre, Bethlen est resté jusqu’en 1944 membre de la Chambre des représentants, puis de la Chambre haute, et l’un des conseillers les plus proches du régent. Il est intéressant de constater qu’il était considéré comme un ennemi aussi bien par les Nazis que par les Soviétiques – circonstance qui a scellé son destin.

– Vers la fin de la période de la Double monarchie austro-hongroise, l’aristocrate transylvain Bethlen était devenu l’une des figures déterminantes de la Realpolitik conservatrice menée par le Parti National Libéral.

On peut l’affirmer sans exagération : il était devenu un homme d’État, opposé aux idéologies extrémistes et destructives qui surgissaient de toutes parts. Pour des raisons de principe, il a vertement critiqué les lois dites « lois juives », il s’est opposé à l’entrée en guerre de la Hongrie contre l’Union Soviétique et les puissances occidentales, et, en septembre 1944, il a appelé à conclure au plus tôt un cessez-le-feu avec les Soviétiques. Et comme, outre le primat de la liberté et de l’indépendance de la nation, il était un occidentaliste convaincu, partisan d’une orientation favorable au monde anglo-saxon, après l’occupation de la Hongrie par les troupes allemandes, il a dû entrer dans la clandestinité.

Les autorités d’occupation soviétiques l’ont arrêté en décembre 1944, et transféré en Union Soviétique au printemps 1945. Ce n’est pas que les Soviets aient pris en compte István Bethlen, mais plutôt qu’ils voulaient lui régler son compte. Il est mort dans une prison moscovite, probablement en octobre 1946. Son destin est aussi tragique que ceux de Lajos Batthyány ou d’István Tisza.

– Rétrospectivement, à cent ans de distance, quel jugement portez-vous sur le rôle historique d’István Bethlen ? Quelles leçons peut-on tirer de ses idées et de ses actes ? Peut-on assumer l’héritage qu’il nous laisse ?

– Je pense qu’il faut connaître le passé, et qu’il a des choses à nous apprendre. Bethlen et ceux de ses contemporains de la politique hongroise qui partageaient ses qualités d’homme d’État ont redressé et reconstruit une Hongrie que le traité de Trianon avait, en pratique, condamnée à mort, et, pour cela, nous devons respecter et honorer leur mémoire. C’est en ce sens que leurs réussites ont pu fournir un exemple et un modèle à la politique hongroise de l’après 1990. Après 1990, sur les ruines du communisme de type soviétique, il a fallu construire un pays libre et indépendant, et commencer à le rapprocher de la partie développée de l’Europe.

Pour moi, ce qui est réellement déterminant et a valeur d’exemple, c’est que le gouvernement Bethlen, triomphant de toutes les difficultés externes et internes de l’époque, a construit cette Hongrie qui, vers la fin des années 1930, a commencé à atteindre un niveau moyen dans le classement des pays européens, réussissant à créer des institutions économiques, sociales, culturelles et éducatives dont beaucoup existent et fonctionnent encore de nos jours.

Sándor Faggyas

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