« – Il n’existe pas d’être humain moralement intègre pour approuver la guerre. Aucun idéal, aucune somme d’argent n’est en mesure de nous rendre la vie des hommes tués dans une guerre. Nous n’avons qu’une seule vie, et la mort est irréversible. La vie humaine est sacrée, parce qu’elle a une fin, qu’elle est unique et non-reproductible – voilà pourquoi sa protection passe avant tout autre priorité. C’est du moins là ce que nous pensions à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale : tel fut le principe directeur de la construction européenne. C’est dans cette idée et en fonction de cette idée que nous avons vécu ces dernières décennies » – écrit Szilárd Demeter dans les colonnes du Hungarian Conservative.
Le pire, lui aussi, peut arriver
Pour le directeur principal du Musée Littéraire Petőfi, d’un point de vue moral, aucune guerre, aucun conflit armé quel qu’il soit n’est justifiable, mais cela n’empêche pas les guerres d’avoir existé, d’exister – et ne les empêchera probablement pas d’exister à l’avenir. Il fait remarquer que :
des vies humaines ont aussi été abrégées lorsque l’OTAN a bombardé la Serbie. On a abrégé des vies humaines en Syrie et en Afghanistan. On en abrège maintenant en Ukraine. Et si cette guerre devait déboucher sur une escalade – or il semble bien qu’elle soit destinée à déborder les frontières de l’Ukraine –, elle en abrègera aussi en Russie et en Europe.
Pour Szilárd Demeter, le pire qui puisse arriver, c’est que les grandes puissances nucléaires se lancent des bombes atomiques, avec des conséquences que nous ne pouvons pas même imaginer.
« – C’est maintenant qu’il faudrait s’arrêter. Faire deux pas en arrière. Comprendre de quoi cette guerre est le nom. Décider de ce que nous voulons. Ce qu’elle signifie pour Poutine, cela, nous ne le savons pas très clairement. On trouve diverses explications dans la presse internationale, mais finalement, le seul à le savoir, c’est Poutine lui-même. De notre point de vue, sur l’horizon des valeurs européennes, cette guerre a pour objet l’indépendance et la souveraineté d’un pays, ainsi que le droit de se défendre et de vivre sa propre existence – droit que, d’un point de vue hongrois, nous ne pouvons qu’approuver. »
La généralisation du principe de culpabilité collective est une automutilation
Dans un tel contexte, Szilárd Demeter considère qu’il serait important de savoir ce que veut l’Union européenne.
Tout semble indiquer qu’elle ne souhaite pas la paix, mais vaincre Poutine – or ce sont là deux choses différentes.
Il rappelle au passage qu’il est né hongrois sur le territoire de la Roumanie, et qu’il a vécu le plus clair de son enfance sous la dictature communiste roumaine. Il fait remarquer que, dans les marges de la littérature de propagande encensant le régime, Tolstoï et Dostoïevski avaient réussi à « s’infiltrer » dans les programmes scolaires. « Comme Internet n’existait pas encore, et que la télé ne diffusait rien – à part des reportages pas passionnants sur la dernière visite d’usine de Nicolas Ceauşescu –, nous autres, enfants de culture hongroise, nous nous sommes mis à lire. Nous lisions même pendant les coupures d’électricité, tout en grelottant de froid, étant donné que le chauffage central avait ses ratés, et que l’eau ne coulait chaude que deux fois par semaine. » Et de conclure que, s’il n’y avait pas de guerre, les difficultés ne manquaient pas. Et que c’est la lecture qui a permis à sa génération de maintenir en vie leur langue maternelle.
J’ai eu plus tôt fait de finir Dostoïevski que de lire Thomas Mann, que l’un des plus grands poètes du XXe siècle, Attila József, adorait lui aussi. Plus tard, dans la seconde moitié des années 1990, je me suis – à grand peine – procuré le chef-d’œuvre de Venedikt Erofeïev intitulé Moscou-sur-Vodka.
« Je ne suis pas sûr qu’on puisse, dans le cadre de la culture occidentale, se prétendre cultivé sans avoir entendu parler de Tchaïkovski. Par conséquent, lorsque, en raison de la guerre russo-ukrainienne, on interdit et efface des œuvres russes, des créateurs russes, des interprètes russes, des sommets de la vie de l’esprit et des sportifs russes, ce faisant, l’Occident se sanctionne lui-même. »
« Nombreux sont les chefs-d’œuvre de la culture occidentale qui sont nés sur divers champs de bataille, sur lesquels leurs auteurs ne se sont pas toujours rendus en qualité d’employés de la Croix rouge. Faut-il donc effacer tous les poèmes, tous les romans, toutes les pièces de théâtre, toutes les partitions qui ont vu le jour dans le grondement des canons ? »
« Sans compter qu’on devrait peut-être se garder d’applaudir avec autant d’enthousiasme cette généralisation du principe de culpabilité collective – c’est là un boomerang qui, le plus souvent, revient frapper celui qui le lance. N’oublions pas ce XXe siècle pas si lointain, au cours duquel nazis et communistes l’employaient fort volontiers. Souvenons-nous de ce que nous avons enduré, ici, en Europe centrale, sous les dictatures nazie et communiste : aucune des deux ne nous a vraiment réussi. (…) Ecoutons et regardons les Russes. Tant que c’est permis. Dis ‘non’ à la guerre – et dis ‘oui’ à la culture ! » – c’est sur ces mots que Demeter conclut son texte.
Photo: Szilárd Demeter (Photo: Máté Bach)