Épigraphe :
« Récemment, j’ai lu une étude américaine sur la révolution industrielle, que nous faisons remonter au premier engin à vapeur, alors qu’en réalité, c’est maintenant qu’elle commence vraiment. Même une fois que le monde se sera débarrassé – ce qui arrivera tôt ou tard – de toutes les conséquences austères de la guerre mondiale, c’est là une secousse tectonique encore plus profonde, sur laquelle le libéralisme des Cobden n’aurait pas davantage d’effet que les visions bibliques d’un Marx. Il faudra la supporter : voilà l’unique conseil de la sagesse. Pour la première fois dans l’histoire humaine, la société agraire devient société industrielle. C’est une mue des plus douloureuses.
Ce qui, dans cette révolution, est le plus difficile à endurer, c’est son effet d’humiliation de l’homme. Cela fait déjà un bout de temps, écrit cet américain, que cette révolution multiplie principalement les travailleur semi-qualifiés (half-skilled). Elle soulage certes le journalier de son fardeau, mais elle ne lui permet pas même de s’approcher de la machine. Tout ce qu’il a le droit de toucher, c’est un de ses écrous. (Tout le monde sait que Chaplin a consacré à cela un film entier.) Le porteur de fardeau va disparaître, mais sa disparition sera suivie de celle du prolétaire romantique, qui était encore l’esclave d’une machine entière ; même la traction du joug et le travail spécialisé constituaient encore un état trop humain, qui devient le privilège de quelques-uns. Sous le commandement d’un état-major de travailleurs spécialisés, c’est un troupeau de visseurs d’écrous qu’on rassemble : le troupeau des travailleurs semi-qualifiés. C’est le pendant du semi-intellect.
J’avoue qu’en lisant cette étude, c’est à ce dernier que je pensais en permanence. A ce chef-d’œuvre de l’enseignement secondaire d’Europe centrale et des cours du soir américains. Keyserling appelait cela le type chauffeur. Mais ce chauffeur est installé à un bureau, et, petit à petit, tous les pays finissent par lui appartenir. Apatride flottant éternellement entre le paysan et l’homme cultivé, il condescend à se rapprocher de l’un en qualité d’agriculteur de l’agriculture planifiée, tout en piétinant l’autre quand il arrive au pouvoir. S’il fallait bécher, il ne tiendrait pas le coup, mais il n’est pas pour autant capable de tailler un pied de chaise, et la lecture d’un livre véritable lui provoquerait un coup de sang » (László Cs. Szabó, Világlázadás [« Révolte mondiale » – n.d.t.]).