MN – Beaucoup ont vu ça d’un tout autre œil…
DM – Une fois que les Britanniques ont voté pour la sortie, l’Union n’a pas perdu une traître minute á essayer de comprendre les raisons de leur décision. On s’est contenté de déclarer que ceux qui avaient voté pour le Brexit étaient des fanatiques et des fascistes. La même histoire s’est répétée après l’élection de Trump. On a répété aux électeurs jusqu’á la nausée que Trump est un personnage repoussant, menteur et grossier, et les gens ont quand même voté pour lui. La gauche aurait tout de même dû se poser la question : qu’a-t-elle bien pu rater si magistralement, pour que, face á son candidat, même Trump finisse par être élu ?
MN – Peut-on espérer voir un jour la gauche reconsidérer ses positions ?
DM – J’aimerais bien que la gauche soit capable de se débarrasser de ses éléments radicaux, car toute société a besoin d’un dialogue entre la gauche et la droite. Il existe des attitudes relevant traditionnellement de la gauche qui, de temps en temps, revêtent une grande importance. Je serais le premier á me réjouir de voir la gauche faire de bonnes propositions, au lieu des idioties déjá mentionnées, comme couper le financement des forces de police ou rendre légales les drogues dures.
Je me réjouirais de voir la gauche intelligente réussir á se débarrasser des psychopathes. La droite est, elle aussi, obligée en permanence de tenir en laisse ses propres déments. Or la droite prend bien plus rigoureusement ses distances avec l’extrême-droite que la gauche ne le fait. Dans votre pays, le cas du Jobbik en fournit un exemple clair.
MN – A droite, on voit parfaitement où tracer la ligne : dès qu’on condamne quelqu’un en raison de son origine nationale ou ethnique, on entre dans l’inacceptable. A gauche, en revanche, on dirait qu’ils ne sont pas capables de décider jusqu’où il devrait être interdit d’aller trop loin.
DM – J’étais encore récemment en Amérique, á un dîner où certains invités étaient de gauche, et je leur ai posé la question – mais ils n’ont pas été capables de décider où se trouve cette limite. Quand j’ai risqué l’idée qu’une approche menant á des émeutes et au pillage des magasins ne peut pas être bonne, en leur demandant de reconnaître qu’au moins dans de tels cas la gauche était allée trop loin, ils ont eu tout le mal du monde á le reconnaître ; j’ai pratiquement dû leur tirer les vers du nez.
MN – Mais traditionnellement, n’est-ce pas á gauche qu’on s’attendrait, justement, á plus de sensibilité dans ce domaine ?
DM – Quand on essaie de faire comprendre aux gens de gauche á quel point ils sont devenus intolérants, on se rend compte qu’ils sont incapables de comprendre á quoi on fait allusion. Ils vous répondront que c’est impossible, qu’après tout, ce sont eux les anti-racistes, le camp de l’acceptation. Or comme la gauche pratique en réalité l’exclusion, elle perd de plus en plus d’adhérents. On en trouve un bon exemple en la personne de J. K. Rowling, qui militait jadis dans le camp de la gauche libérale, et qu’on cherche aujourd’hui á excommunier, parce qu’en matière de transsexualité, il reste au fidèle au point de vue féministe traditionnel, conforme au bon sens. Beaucoup trouvent son excommunication déplorable, mais moi, je m’en réjouis : á travers elle, la gauche radicale se montre sous son vrai jour de secte repoussante, violente et méprisable. Et il est bon que les gens le voient.
MN – Le calvaire de J. K. Rowling ne montre-t-il pas que le but véritable de la gauche radicale n’est pas de promouvoir telle ou telle valeur, mais de découvrir toujours et encore de nouveaux groupes de victimes á défendre ?
DM – La gauche aimerait souder son propre camp á l’image de la vision du monde qui est la sienne. J’en ai moi-même souvent fait l’expérience, étant donné qu’en tant qu’homosexuel de droite, j’ai toujours agacé la gauche. Eux considèrent en effet que, pour peu que quelqu’un ait la peau mate, soit une femme ou un homosexuel, ce quelqu’un doit automatiquement être de leur côté. Moi, une telle attitude me semble hautement vexante : de tels traits, sans importance du point de vue moral, ne peuvent en effet en aucun cas déterminer notre personnalité tout entière. D’après la gauche radicale, en revanche, c’est cela qui devrait déterminer tout le reste. Leur intention est d’exploiter ces minorités dans la conquête du pouvoir. Ce faisant, la gauche rend un très mauvais service á ces groupes, qu’elle prétend représenter. Dans le cas de l’homosexualité, je crois pouvoir dire avec certitude que c’est le cas, étant donné que ce qu’il faudrait au contraire souligner, c’est que l’orientation sexuelle n’a pas d’importance, que c’est une chose dont on a tort d’avoir honte, mais qu’il est tout aussi absurde d’en faire un sujet de fierté. Ces dernières années, la gauche radicale s’est montrée intentionnellement clivante, et c’est contre ce séparatisme que nous devons lutter.
MN – Comment interpréter le fait que, depuis la crise des migrants de 2015, la position du gouvernement hongrois fait de plus en plus d’adeptes ? Il est désormais prouvé qu’une immigration massive et sans contrôle est non seulement intenable á long terme, mais aussi porteuse de sérieuses menaces – par exemple celle des attentats terroristes.
DM – Il est vrai que divers hommes politiques européens ont reformulé leurs vues de façon spectaculaire – l’un des exemples en étant Macron, dont le point de vue en matière d’immigration a fini par beaucoup ressembler á la position hongroise –, mais on aurait tort de s’attendre á ce que la gauche aille á Canossa. Les vues du type « société ouverte », dans une perception superficielle, ont un fort pouvoir de séduction, parce qu’elles semblent équivaloir á un relâchement de liens et á une augmentation de liberté. Or ce sont lá les idéaux que popularise, en association étroite avec la gauche, l’industrie américaine du divertissement, et notamment Hollywood, dont l’influence mondiale est incomparable.
MN – Quelles propositions le conservatisme est-il capable d’opposer á cela?
DM – Le philosophe Roger Scruton, qui nous a récemment quittés, disait par exemple que le conservatisme est un instinct. Nous savons que nous pourrions faire certaines choses, mais nous ne les faisons pas, car nous nous basons sur l’expérience pour prendre nos décisions. La société conservatrice est fondée sur cet équilibre : sur l’idée que ce qui existe est bon, et que nous ne souhaitons pas mettre en danger l’existence de ce qui est. C’est aussi ce qui caractérise une approche conservatrice de l’économie : au lieu d’interminables théories, se baser sur le bon sens et l’intuition ; or, de ce point de vue, il est par exemple raisonnable d’éviter l’apparition de profonds déficits dans le budget de l’Etat, étant donné que les emprunts devront tôt ou tard être remboursés.
A rebours de l’échelle des valeurs sens dessus-dessous de la gauche, le conservatisme peut nous fournir des repères auxquels nous raccrocher, y compris en rapport avec la question de savoir ce qui est important dans la vie, c’est-á-dire : á quoi ressemble une existence raisonnable ?
MN – Mais les conservateurs donnent l’impression de toujours se contenter de réagir aux initiatives de la gauche. Du coup, ne sont-ils pas condamnés á la défaite ? Car enfin, au lieu de proclamer leur propre façon de voir, ils se contentent de chercher á ralentir les avancées de la gauche.
DM – Quant á cette question, elle faisait dire á Scruton que les conservateurs sont toujours occupés á gagner leur prochaine défaite. Pourtant, qu’il en soit ainsi ne me semble pas nécessaire. Les conservateurs devraient proposer de meilleures idées en vue de définir le bon modèle de société, mais rares sont ceux qui le font. Il est plus facile de réagir á ce que d’autres disent. Quand quelqu’un claironne un point de vue de gauche bien absurde, on peut bien sûr en profiter pour s’en gausser – c’est souvent très divertissant –, mais la vraie question serait : quelle antithèse pouvons-nous opposer á la vision de l’homme proposée par la gauche ?La politique familiale de votre gouvernement, par exemple, montre bien comment les conservateurs pourraient faire valoir leur approche spécifique.
MN – Pour combattre les valeurs chrétiennes-conservatrices, la gauche affirme que ces pays ne sont même pas vraiment chrétiens, étant donné qu’ils refusent d’ouvrir la porte á l’immigration de masse et d’accepter les réfugiés.
DM – Ces approches consistant á ne retenir du christianisme qu’un seul élément sont incorrectes. On entend par exemple dire que Jésus aurait lui-même été un immigré. Pour ma part, j’ajouterais tout de même que lui est retourné dans le pays d’où il était venu. La Sainte Famille n’a pas voulu rester en Égypte. Tout ce qu’ils font, c’est de mettre l’accent sur un seul élément du christianisme – la notion d’accueil –, tout en ignorant totalement la personne et l’enseignement de Jésus Christ. Cette méthode, consistant á prélever deux ou trois éléments dans l’enseignement du christianisme et á les transformer en idéologie politique, est extrêmement dangereuse. Imaginons un instant qu’un mouvement politique fasse inscrire sur son drapeau des citations de l’Évangile selon Mathieu, comme « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée ». Ce serait, de toute évidence, inacceptable. Le même raisonnement s’applique á la gauche libérale et á ses tentatives de ne retenir que tel ou tel élément du christianisme, pour étayer un programme politique.
MN – Quel avenir attend l’Europe, compte tenu du fait qu’á l’Ouest, la proportion des musulmans dans la population n’a de cesse de progresser ?
DM – Le dénouement variera en fonction des pays. L’avenir du Danemark, par exemple, ne ressemblera absolument pas á celui de la Suède, pour autant qu’on ait longtemps eu l’habitude de traiter cet ensemble de pays comme un tout. Or aujourd’hui, on constate qu’en Suède, les attentats á l’explosif sont fréquents, alors qu’au Danemark – pour les raisons que j’ai évoquées –, on ne voit rien de tel. La Hongrie, de même, n’aura pas le même avenir que l’Allemagne. Tout ce que j’aimerais, c’est que chaque pays puisse décider par lui-même de son sort.
Si les Hongrois ne veulent pas d’immigration de masse, n’essayez pas de la leur imposer, comme c’est déjá arrivé á d’autres pays.
Les électeurs britanniques, par exemple, n’ont jamais été consultés sur la question de l’immigration de masse, et cette dernière, chez nous, a tout de même eu lieu. C’est á la Hongrie que l’histoire donnera raison dans cette dispute, et non á Angela Merkel. Dans leur approche de l’immigration, les Hongrois sont de moins en moins seuls. Outre Macron, le chancelier autrichien, Sebastian Kurz, s’est par exemple lui aussi opposé au principe de quotas de répartition.
MN – L’Europe sera-t-elle capable de conserver son identité chrétienne ?
DM – La conservation de l’héritage chrétien dépend de la transmission des enseignements moraux de la foi. En ce sens, même les incroyants peuvent vivre de façon chrétienne. Nous devons être capables d’expliquer ce qui est désirable dans cette façon de vivre, or jusqu’á présent, nous y avons échoué. Beaucoup ont peur, s’ils parlent des valeurs du christianisme, d’être accusés de chercher á exclure autrui. Mais n’oublions pas que cette religion, au cours de son histoire, a toujours eu des hauts et des bas. A l’époque où les premiers chrétiens se cachaient dans les catacombes, qui aurait cru qu’elle finirait par se propager dans le monde entier ?Et c’est pourtant bien ce qui a eu lieu. Il existe dans notre religion une force inépuisable.
MN – Dans quelle mesure la civilisation occidentale doit-elle sa domination au christianisme ?
DM – l’amour du prochain est l’un des plus grands enseignements moraux de tous les temps. Quant á l’amour de ses ennemis, c’est un enseignement exclusivement chrétien, peut-être le défi le plus ardu de l’histoire. Il est presque certain que nous ne pouvons pas nous soumettre parfaitement á cet impératif du christianisme, et pourtant, cela vaut la peine d’essayer. Pour nous, ces idées sont parfaitement naturelles, comme l’air que nous respirons, mais, pour peu qu’on examine l’histoire, on se rend compte qu’elles ne vont pas de soi. Il y a bien sûr une raison expliquant l’épanouissement de la culture chrétienne. Cela ne s’est pas produit par hasard. De nos jours, on s’en prend beaucoup aux nations européennes á cause de la colonisation, mais, dans l’époque en question, tout n’a pas été mauvais.
Les Européens ont manifesté de l’intérêt pour le reste du monde. Cette curiosité est aussi á l’œuvre dans la société hongroise. Vous avez une société extraordinairement curieuse et cultivée, qui s’intéresse á ce qui se passe dans le monde.
Cela n’est pas le cas partout. De nos jours, les jeunes disent que nos ancêtres ont mal agi, et que nous profitons de leurs méfaits, mais cette approche est d’une grande injustice á l’égard de ceux qui nous ont précédés.
MN – L’Europe a-t-elle une chance de renaître de ses cendres ?
DM – Depuis 1968 – voire encore plus tôt –, ce qu’on apprend aux jeunes, c’est l’aigreur. A mon avis, notre sentiment dominant devrait plutôt être la gratitude. Quand, au cours d’une promenade dans Budapest, je vois un magnifique bâtiment, je peux m’aigrir á l’idée qu’il ne m’appartient pas, que ce n’est pas moi qui l’occupe, mais je peux aussi ressentir de la gratitude, car il m’a été donné d’arriver jusqu’ici, et de contempler sa beauté. Chacun d’entre nous dispose d’énormément d’occasions d’insatisfaction, mais nous ne devrions pas céder á l’aigreur : nous ferions mieux d’être reconnaissants.
La grande déraison
Né en 1979, Douglas Murray est un écrivain, journaliste et penseur politique britannique. Ses articles, publiés entre autres par le Spectator, le Standpoint ou encore le Wall Street Journal, font souvent scandale en raison de la perspective critique qu’ils adoptent sur l’Islam et sur la politique européenne des réfugiés. Parmi ses livres, citons-en deux (tous deux traduits en hongrois comme en français) : le plus commenté, L’étrange suicide de l’Europe ; et le plus récent : La grande déraison. Dans ce dernier essai, il examine les thèses contradictoires qui sous-tendent les politiques identitaires de la gauche radicale.