– « Comme les communistes ont fait disparaître les sources documentaires, les souvenirs personnels sont importants. On peut donc dire que ce domaine de recherche en est encore à ses débuts. Beaucoup de questions restent encore sans réponse – sachant que, si l’on inclut les parents et les proches des déportés dans le calcul, ces événements ont affecté plus de quatre millions de personnes. » – ce sont les propos que vous avez tenus dans un entretien donnée à Magyar Nemzet.
– Oui, c’est précisément du fait de ce grand nombre des concernés dans la société contemporaine qu’il serait d’une grande importance d’enfin créer un Institut de Documentation et de Recherche sur le Goulag et le GUPVI, ou tout du moins un groupe de recherche au sein de tel ou tel institut déjà existant, où les recherches, parallèlement au traitement de cette quantité colossale de données, s’occuperaient de collecter les sources écrites et audiovisuelles encore accessibles et les études disponibles à ce sujet ; un tel centre fonctionnerait aussi comme une administration publique, en charge de la délivrance de certificats concernant les déportations en Union Soviétique.
– Il n’est donc pas facile de dépouiller la paperasse produite par la bureaucratie soviétique.
– Le personnel des Archives Nationales Hongroises a réalisé un travail colossal, mais le plus gros est encore à venir : les erreurs de rédaction et les lacunes informatives sont innombrables. Il faut imaginer la situation, dans laquelle un secrétaire d’origine ouzbèke, lettone, kazakhe ou autre doit noter en russe les informations qui lui sont oralement communiquées en hongrois. Les cas dans lesquels ils ont mal entendu, écrit ou traduit de travers sont légion, et ces cas ne sont pour la plupart pas repérables au moyen d’algorithmes, mais rendent nécessaire l’emploi de moyens humains. Il faudrait de plus comparer ces données à celles des sources hongroises – banques de données ou archives –, et, bien entendu, synthétiser tout cela ! Mais pour ce faire, il faudrait disposer d’un institut indépendant, ou au moins d’un groupe de recherche. Le traitement de ces données permettrait d’apporter à plusieurs centaines de milliers de familles un minimum de compensation morale, sous la forme d’informations sur les circonstances oubliées ou tues de la vie et de la mort de leurs êtres chers.
– Après avoir déterminé le taux de mortalité et l’origine des déportés, peut-on encore nommer « travail obligatoire » (notion à laquelle renvoie l’expression pseudo-russe málenkij robot, par laquelle les Hongrois y font le plus souvent référence) ce phénomène historique? Ne serait-il pas plus exact de parler d’une forme de punition collective?
– C’est une question que beaucoup ont déjá soulevée ; en effet, l’expression málenkij robot (« petit travail ») est à première vue trompeuse. C’est une expression que la science historiographique a empruntée à l’usage populaire. Dans le souci d’un usage plus correct, nous autres, historiens, la plaçons entre guillemets, pour au moins deux raisons. D’une part, parce que l’expression provient de l’excuse fallacieuse employée par les soldats soviétiques eux-mêmes pour tromper leurs victimes – des centaines de milliers de civils – lors de ces enlèvements ; naturellement, la forme russe correcte serait malenkaya rabota, mais il faut dire que ceux des soldats soviétiques qui n’étaient pas ethniquement russes (ou au moins slaves) savaient à peine le russe, et devaient donc eux-mêmes mal prononcer cette expression – à quoi s’ajoutait la mésinterprétation des prisonniers hongrois, le tout débouchant sur cette forme apocopée encore en usage chez nous. L’autre raison que nous avons d’employer les guillemets est que nos concitoyens civils victimes innocentes de l’opération n’étaient justement pas emmenés pour l’effectuation d’un petit travail, mais au contraire vers de longues années de travaux forcés. Et pourtant, au début, dans les documents officiels de l’époque, ces enlèvements sont bien désignés comme des déportations.
Une lettre signée par József Révai, idéologue en chef du Parti Communiste Hongrois, nous apprend même que de nombreux membres de la gauche hongroise – dont le ministre de l’Intérieur Ferenc Erdei, ancien secrétaire général du Parti National Paysan (mais en parallèle aussi secrètement membre du Parti communiste) – comparaient les enlèvements soviétiques à la déportation des Juifs par l’Allemagne nazie.
– Cette comparaison est-elle correcte?
– Les méthodes de déportation étaient effectivement comparables ; cependant, le but des camps soviétiques du GUPVI n’était pas d’exterminer les détenus, mais de les faire travailler. Il est vrai que, dans de nombreux cas, ce travail forcé les a fait mourir. Un tiers des prisonniers du GUPVI a succombé au manque d’hygiène qui caractérisait ces camps, au manque de nourriture, aux épidémies de typhus et de dysenterie et au surmenage. Mais il y a aussi des cas comme ceux des villages de Beregdaróc ou de Tabajd : les conditions de vie inhumaines des camps ont fait périr 90% des déportés de ces villages.
Par conséquent, s’il fallait caractériser la déportation des civils hongrois du point de vue de ses conséquences, le seul nom qu’on pourrait lui donner est : déportation en vue de travaux forcés débouchant sur une mortalité de masse.
Tamás Pataki