– En dépit des sanctions adoptées par l’Union européenne contre la Russie, la Hongrie, ces dernières années, s’est efforcée d’entretenir des relations économiques et politiques exemplaires avec la Russie. Existe-t-il, malgré tout, des questions en souffrance, dont vous souhaitez absolument discuter lors de votre passage à Budapest ?
– Nous avons pris acte du fait que son appartenance à l’UE et à l’OTAN impose à la Hongrie un certain nombre d’obligations, qui concernent entre autres le respect des sanctions adoptées à l’encontre de pays tiers, même lorsque leur application contrevient aux intérêts nationaux de la Hongrie. Dans ce domaine, notre position est de considérer qu’au XXIe siècle, la solidarité de bloc n’a plus lieu de se manifester de cette façon.
Ajoutons que les sanctions font partie des instruments inefficaces de la politique, et que, dans le cas de la Russie, elles ont été adoptées en vain.
S’agissant des relation russo-hongroises – notamment dans le domaine de l’économie et du commerce –, nous n’y voyons aucune source de tensions qu’on ne pourrait pas apaiser dans le cadre de discussions de travail normales. L’équation de nos relations, résistant à l’épreuve du temps, s’est avérée être une réussite. Elle est fondée sur un pragmatisme bien compris, le respect de nos intérêts réciproques, et l’approche – commune aux deux parties – consistant à se concentrer avant tout sur les activités constructives. Je note avec satisfaction que la coopération entre nos deux pays a atteint un niveau sans égal. Nous le devons avant tout à la volonté politique, clairement exprimée par les dirigeants russes et hongrois, de développer les relations bilatérales dans de nombreuses directions – volonté correspondant sans aucun doute aux espoirs formulés par nos deux peuples.
– Les sanctions imposées par l’Union européenne ont réduit – entre autres – le volume des échanges commerciaux russo-hongrois. Dans cet environnement international de plus en plus hostile, quelles chances donnez-vous encore au développement de relations économiques bilatérales ?
– Après l’introduction par l’Union européenne, en 2014, de mesures restrictives contre la Russie, le volume des échanges entre la Russie et l’UE est tombé à moins de la moitié de ce qu’il était auparavant : de 417,7 milliards de dollars en 2013, on est passé à 192,2 milliards en 2020. Cela n’a bien sûr pas été dommageable qu’à la Hongrie : d’autres partenaires commerciaux de la Russie en Europe en ont aussi souffert. Ce qu’il est essentiel de comprendre, c’est que ce sont les Européens de l’Est qui ont été le plus durement frappés par ces sanctions de l’Union, tandis que les grands pays de l’UE ont même réussi à utiliser à leur profit la situation créée. C’est un point sur lequel mon collègue Péter Szijjártó a attiré l’attention à plusieurs reprises, étayant d’ailleurs son propos au moyen de données statistiques assez spectaculaires.
En ce qui me concerne, je peux vous confirmer que la Russie est prête à développer ses relations économiques avec la Hongrie, et ira jusqu’au volume et à la profondeur d’échanges que souhaitera, le cas échéant, notre partenaire hongrois.
Outre le renouvellement des contacts commerciaux réciproques, il est hors de doute qu’il nous reste aussi des possibilités de relancer notre collaboration dans le domaine des investissements, de la coopération technico-scientifique et de la coopération industrielle. Nos économies respectives sont, de bien des points de vue, complémentaires. On peut se réjouir de constater qu’en dépit des obstacles créés par les sanctions imposées par Bruxelles, nous avons réussi non seulement à poursuivre sans encombre la réalisation des grands investissements lancés avant les sanctions, mais même à définir les prochains objectifs que devront se fixer nos efforts communs. A ce propos, je voudrais souligner le succès de notre collaboration dans la lutte contre la pandémie de coronavirus de type nouveau. Je rappelle que la Hongrie est le premier – et pour l’instant le seul – des États-membres de l’UE qui ait autorisé l’usage du vaccin russe Sputnik V, dont elle a d’ailleurs acheté une quantité significative de doses. Les possibilités de produire cette préparation en Hongrie sont actuellement à l’étude. On peut donc dire en résumé que les perspectives offertes par les relations économiques russo-hongroises sont très prometteuses. La prise en compte de la dynamique favorable qui caractérise l’évolution de nos échanges bilatéraux de marchandises mène à la même conclusion, étant donné qu’entre janvier et mai 2021, leur volume a dépassé de 35% celui de la période correspondante de l’année précédente.
– La dernière conversation à huis clos qu’ont eue Viktor Orbán et Vladimir Poutine date du passage à Budapest de ce dernier en 2019. L’année dernière, le voyage à Moscou qu’avait prévu le chef du gouvernement hongrois a été annulé en raison de l’épidémie. A quand la prochaine rencontre au sommet ?
– Même si les deux parties sont prêtes à poursuivre un programme régulier de rencontres en personne au sommet, les dirigeants de nos deux pays doivent tenir compte des risques qu’implique la pandémie de coronavirus. Nous partons donc du principe que le Président Vladimir Poutine le Premier ministre Viktor Orbán reprendront leurs conversations en personne une fois que la situation sanitaire et épidémique se sera stabilisée.
– De nombreux pays européens font preuve d’une extrême défiance vis-à-vis de la Russie. En ce moment, c’est la construction du gazoduc Nord Stream 2 qu’ils critiquent, affirmant qu’il va rendre l’Europe encore plus dépendante de la Russie. Quelles seraient les conditions d’un retour de la confiance ?
– Pour nous, la construction du gazoduc Nord Stream 2 est un projet exclusivement commercial, mené dans la perspective d’une coopération réciproquement avantageuse. Les affirmations selon lesquelles il conduirait à un accroissement de la dépendance gazière de l’Europe vis-à-vis de la Russie sont dénuées de fondement. A notre avis, il est plus exact de parler d’une dépendance réciproque et positive, car il est bien entendu aussi dans l’intérêt de la Russie que les Européens lui achètent ses produits – entre autres, énergétiques. L’entrée en fonction de Nord Stream 2 permettra une plus grande diversification des tracés de livraison du gaz, mais sans accroissement de leur volume actuel. Nous pourrons garantir une livraison sans accrocs du gaz destiné aux consommateurs européens, par le chemin le plus court, ce qui a aussi pour effet de réduire la trace écologique du transport. Par ailleurs, nous continuerons à respecter les accords en vigueur portant sur les livraisons de gaz russe vers l’Europe, mais en étant désormais en mesure de mettre en concurrence les pays de transit, qui devront entrer en compétition pour l’obtention de leurs droits de passage – sans plus pouvoir dicter unilatéralement leurs conditions.
Par conséquent, dans une perspective stratégique, North Stream 2 renforce pour des décennies la sécurité énergétique de l’Europe. C’est justement la raison pour laquelle les pays européens concernés par le projet s’engagent résolument en faveur de sa construction.
En ce qui concerne la confiance, c’est un sujet des plus compliqués. Tout le monde sait qu’il faut travailler des années pour l’instaurer, mais qu’on peut la perdre en l’espace d’un clin d’œil. Et puisque nous parlions des questions énergétiques : permettez-moi de vous rappeler que, depuis les années 1960, nous n’avons pas donné à qui que ce soit la moindre raison de douter de notre fiabilité en tant que fournisseur d’hydrocarbures. Souvenez-vous de cette vague de froid de février et mars 2018, qui restera dans l’histoire anglophone sous le nom de Beast from the East. Qui donc, à cette époque, s’est mobilisé pour livrer en urgence un supplément de gaz à l’Europe congelée ? Mais, pour le dire franchement, notre confiance en plusieurs de nos partenaires énergétiques européens a effectivement été ébranlée. En mai 2019, l’UE a modifié sa directive dite « directive sur le gaz », qui porte sur le troisième « paquet énergie », et l’a explicitement fait en réaction à North Stream 2. Ces modifications ont été adoptées avec effet rétroactif, alors même que les investissements de base avaient déjà été effectués. Ce faisant, l’UE a asséné un coup très dur à l’un des principes fondamentaux du marché, qui est la protection des droits afférents aux investissements réalisés de bonne foi. Ce qui n’a, de tout évidence, pas contribué à conforter la confiance que nous plaçons dans la fiabilité de ces partenaires.
Nous aurons besoin de temps pour restaurer cette confiance. L’Union européenne pourrait faire un premier pas constructif en renonçant à ses tentatives de politiser sa coopération commerciale et économique avec la Russie.
A ce propos, le Président Poutine a formulé une remarque fort pertinente au sommet virtuel de Davos intitulé Agenda 2021, qui a eu lieu en janvier de cette année : « Nous devons faire preuve de probité à l’égard du dialogue que nous menons. Nous devons nous libérer des phobies du passé…, et regarder vers l’avenir. » De notre côté, nous restons ouverts à toute coopération constructive basée sur l’égalité des droits, le respect mutuel et la prise en compte des intérêts de chacun. La balle est maintenant dans le camp de nos collègues de l’UE.
– L’Ukraine ne reconnaît pas comme populations autochtones ses minorités russe et hongroise, tout en limitant par ses lois sur l’enseignement et sur la langue les possibilités d’usage de leurs langues maternelles. Y a-t-il à votre avis des chances qu’on voie évoluer cette situation déplorable ?
– On peut légitimement s’inquiéter du recul constant du respect des plus fondamentaux des droits de l’homme en Ukraine. Le 21 juillet, Volodymyr Zelenski a signé la loi discriminatoire dite « loi sur les peuples autochtones d’Ukraine », qui, ajoutant ses effets à ceux des lois sur la langue de l’État et sur l’enseignement, porte gravement atteinte aux intérêts des russes, des hongrois et d’autres ethnies qui, tout au long de l’histoire, se sont fixées sur le territoire qui est aujourd’hui celui de l’Ukraine.
Il s’agit pour l’essentiel d’une entreprise visant à diviser la population, en assignant les gens à diverses catégories artificielles dotées de droits inégaux, ce qui n’est pas sans rappeler la théorie et la pratique de l’Allemagne nazie. Il est tout à fait inacceptable que Kiev acclimate en Ukraine une idéologie d’intolérance ethnique, dirigée en premier lieu contre sa population russe.
Je voudrais rappeler que début août, Taras Kremen, commissaire à la Protection de la Langue d’État, a conseillé aux habitants de l’Ukraine dont l’ukrainien n’est pas la langue maternelle de quitter le pays. Dans une interview publiée le 5 août, Volodymyr Zelenski a conseillé aux ethniques russes « de partir et de chercher où se caser en Russie ». Nous considérons ces déclarations comme un encouragement au conflit ethnique. Dans les pays de l’UE, elles engageraient d’ailleurs la responsabilité pénale de leurs auteurs. Nous avons à de nombreuses reprises tenté d’attirer l’attention des institutions internationales spécialisée en la matière – l’ONU, l’OSCE, le Conseil de l’Europe, l’UNESCO – sur ces débordements. Nous allons continuer à insister pour que Kiev respecte ses obligations en matière de respect des droits de l’homme, qui incluent les droits culturels et éducatifs des minorités nationales.
Il est essentiel que le pouvoir ukrainien entende aussi des critiques publiques en provenance d’hommes politiques européens. La méthode dite « de diplomatie tacite », dont nos collègues occidentaux aiment tant parler, ne fonctionne de toute évidence pas dans le cas de l’Ukraine.
Les tentatives des États-membres de l’UE en vue de s’entendre sub rosa avec Kiev pour soustraire aux restrictions imposées celles des langues locales qui sont aussi parlées sur le territoire de l’Union – de façon à ce que ces interdictions ne frappent que la langue russe – conduisent à une double discrimination à l’encontre de la population ukrainienne de langue russe, lésée dans ses droits aussi bien par rapport aux langues de l’UE que par rapport à la langue ukrainienne. En application de la loi ukrainienne sur l’enseignement, le 1er septembre 2020, les écoles de langue russe ont été complètement supprimées. Les enfants ne peuvent plus bénéficier d’enseignements dans leur langue maternelle qu’en primaire (représentant là-bas les quatre premières classes), mais uniquement en parallèle d’un enseignement approfondi et obligatoire de la langue ukrainienne. Cependant, ceux des élèves qui suivent un enseignement dans des langues parlées dans les États-membres de l’UE bénéficient d’un sursis jusqu’en 2023. Ce sursis n’a pas été accordé à ceux qui étudient en russe. Une autre « exception » à cette règle d’ukranisation totale a été faite au profit des ethnies dites « peuples autochtones de l’Ukraine », qui conservent leur droit à un enseignement dans leur propre langue – mais Kiev n’inclut dans cette catégorie que les Tatares de Crimée, les Karaïtes et les Krymtchaks. Mais, pour chacune de ces ethnies, le nombre de ses représentants vivant en Ukraine est fort révélateur : trois mille tatares de Crimée (sur un total de 280 000 tatares de Crimée vivant dans le monde), à peu près 400 karaïtes (sur deux mille) et plus ou moins 120 krymtchaks (sur à peu près 1500). Je voudrais rappeler que des millions de russes vivent en Ukraine, où la langue russe est parlée et utilisée par une écrasante majorité de la population.
– Lors de leur rencontre de Genève en juin, le Président russe Vladimir Poutine et le Président américain Joe Biden ont fait savoir qu’ils ne souhaitent pas déclencher une nouvelle guerre froide. En termes de politique de sécurité, la situation actuelle peut-elle être comparée à l’ambiance glaciale de la Guerre froide ?
– Je ne pense pas que les parallèles historiques de ce genre soient légitimes. Comparée à l’époque de la Guerre froide, la situation actuelle de la politique miliaire dans le monde présente à la fois des ressemblances et des différences de principe, d’une grande importance. D’une façon ou d’une autre, nous sommes bien loin de ce point le plus bas qu’avaient atteint les relations américano-soviétiques au moment de la crise des missiles de Cuba en 1962 – à l’époque, nous étions littéralement à deux doigts de la guerre nucléaire. Pour autant, on ne peut pas ignorer les contradictions existantes entre les principaux acteurs mondiaux – lesquelles ne font malheureusement que s’approfondir. C’est entre autres la conséquence de la ligne adoptée par Washington, consistant à s’opposer de plus en plus agressivement au développement de la Russie et de la Chine. C’est cette politique qui a amené les États-Unis, d’une part à dénoncer unilatéralement les accords de contrôle des armements, d’autre part à étendre leurs capacités militaires sur les théâtres d’opération de l’Europe et de l’Océan Indien.
Malgré tout, en conclusion de la rencontre de Genève, les présidents russe et américain ont émis un communiqué commun, qui confirme l’attachement des deux parties au principe formulé il y a 35 ans, selon lequel, compte tenu du fait qu’une guerre nucléaire ne peut pas avoir de vainqueur, de telles guerres ne devront jamais avoir lieu.
De la part des Américains, cela représente pour cette année, après la prolongation de l’accord START–3, un deuxième geste en vue du retour à une attitude responsable dans la gestion des aspects-clé de la sécurité internationale. Parmi les moments susceptibles d’inspirer confiance, je mentionnerais aussi les discussions d’ouverture du dialogue russo-américain sur la stabilité stratégique, qui se sont tenues le 28 juillet à Genève, conformément à la décision des deux chefs d’État. On attend aussi le lancement de négociations sur la cybersécurité, dont l’objectif sera la mise en place d’une coopération systémique en vue de neutraliser les dangers face auxquels nous souffrons d’une vulnérabilité commune. Le Président russe a entre autres déclaré publiquement, et avec une totale clarté, que nous pouvons obtenir des résultats dans tous les domaines, mais uniquement par la voie de négociations visant à un équilibre préservant les intérêts de chacune des deux parties.
Quoi qu’il en soit, nous restons réalistes, et nous rendons bien compte que la voie menant à la détente est parsemée d’embûches. Aujourd’hui, dans ce domaine, contrairement à l’époque de la Guerre froide, tout ne dépend plus des accords passés entre Russes et Américains – loin de là ; mais bien des choses, malgré tout, en dépendent encore.
De nos jours, le nombre des acteurs et des facteurs exerçant une influence sur la situation de la sécurité internationale est bien plus élevé que par le passé. La Russie, en sa qualité de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, continuera à apporter une contribution significative au maintien de la stabilité mondiale, en appliquant une politique étrangère responsable, pragmatique et prévisible, dont le but est de neutraliser les dangers menaçant la sécurité générale, mais aussi de créer des conditions propices au développement pacifique de tous les pays.