– Vous venez de publier un livre intitulé Közélet és közjog (« Vie publique et droit public »), dans l’introduction duquel vous écrivez qu’au cours des dix dernières années, vous avez été aux premières loges pour regarder la Hongrie se chercher une voie en Europe, en tentant de se frayer une voie à travers le mur de la pensée unique. Du point de vue d’un juriste, quelles ont été les principales étapes de cette recherche, et où en est aujourd’hui ce débat ?
– J’ai passé toute la dernière décennie en marge de ce débat. Tout cela m’a doté d’une manière de voir, et m’a permis d’accumuler nombre d’expériences, que j’ai jugées dignes d’être partagées avec ceux que ces sujets intéressent. Dans Közélet és közjog, je retrace donc la dernière période de ma carrière. Quand, en 2010, j’ai quitté mes fonctions auprès de la Cour constitutionnelle pour devenir ambassadeur de Hongrie à Paris, le dernier arrêté que j’ai signé concernait le traité de Lisbonne. À l’époque, je n’imaginais même pas être en train de statuer sur une question qui allait, jusqu’à aujourd’hui, rester déterminante. Il se trouve en effet que, dans le texte de la motivation parallèle, je faisais référence au concept d’identité constitutionnelle, plus exactement au fait qu’aucun État-membre de l’Union européenne ne peut renoncer à son identité constitutionnelle. La Hongrie est un pays indépendant, et c’est en tant que tel qu’elle a décidé de prendre part à la construction européenne. Ce qui signifie en même temps que, aussi longtemps qu’il existera un État hongrois, nous ne pourrons pas renoncer à notre identité constitutionnelle. Je vois un symbole dans le fait que telle soit l’idée après laquelle j’ai pris congé de la Cour constitutionnelle. D’autant plus que, par la suite, en tant qu’ambassadeur à Paris, j’ai eu pour tâche de me faire l’interprète des innovations constitutionnelles hongroises, qui traduisent l’esprit de temps nouveaux, d’expliquer cette nouvelle constitution à l’étranger. Le milieu des juristes français était partagé en la matière, mais beaucoup ont pris parti pour nous. Cette constitution adoptée en 2011 est porteuse d’un esprit nouveau, s’éloignant du « goût » des constitutions adoptées à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale. Elle place davantage l’accent sur les valeurs nationales, refonde les rapports de l’individu et de la communauté sur de nouvelles bases, et dispose de questions comme la définition du mariage, l’importance de la famille, ou encore les responsabilités à l’égard des générations futures. Elle cherche à établir une sorte de pacte entre générations du passé, du présent et du futur. Or, dès cette époque, cette constitution animée d’un esprit nouveau s’est attiré des attaques très dures à l’étranger – je rappellerai simplement le rapport Tavares, présenté en 2013 au Parlement européen. C’est surtout la mention des valeurs nationales et du christianisme dans le texte constitutionnel qui a « fait sauter les plombs » de l’Europe. A travers les débats de ces dix dernières années, la Hongrie a considérablement contribué à remuer les eaux mortes de l’Europe, devenant au passage l’un des personnages principaux de ce débat autour des valeurs.
– Depuis le rapport Tavares, le Parlement européen a encore accouché d’un rapport Sargentini, et aujourd’hui, même la Commission nous cherche plus souvent noise. Qu’est-ce qui a changé ?
– La plus grande différence que je voie, c’est qu’entre 2010 et 2014, la Commission dirigée par José Manuel Barroso était le lieu de négociations entre égaux en droit. Nous pouvions y mener des dialogues constructifs, et parvenir à des compromis sur les questions conflictuelles. Au Parlement, dès cette époque, on exigeait des mesures contre la Hongrie, mais il n’était même pas question de procédures de l’article 7. Pendant mon passage au ministère de la Justice, à partir de 2014, le conflit est entré dans une nouvelle dimension : avec la Commission présidée par Jean-Claude Juncker, notre collaboration ressemblait déjà à tout, sauf à de l’harmonie. Quant au rapport Sargentini adopté en 2018, il incluait déjà mention du lancement d’une procédure de l’article 7. C’est au cours de cette période que j’ai pu voir comment les hérauts de l’esprit européen attaquent tous ceux qui, sur certains sujets, pensent différemment d’eux, et refusent de monter à bord du train express de l’idéologie mainstream. Or il faut aussi rappeler que, tout au long de cette période – en pratique, à partir de 2010 –, l’Union fonctionne en mode « gestion de crise » : d’abord, elle n’a pas su comment réagir aux printemps arabes, ni ensuite à la crise économique, ni à la crise migratoire, ni aujourd’hui à la pandémie. Quant au Brexit, sa signification est si vaste que, même aujourd’hui, nous ne sommes toujours pas capables d’en mesurer les conséquences. Au lieu d’être un protagoniste central de la politique mondiale, l’UE se contente de courir derrière les événements. C’est la raison pour laquelle la période qui s’ouvre en 2019 est dominée par le débat sur l’avenir de l’UE et, comme je le disais, par le rôle qu’y joue la Hongrie. Il semble aussi que les accusations liées à l’état de droit soulevées contre certains pays suffisent à dévoiler les échecs de la construction européenne au cours des dernières décennies : au lieu de pratiquer l’autocritique, on s’est lancé dans des débats superflus sur les valeurs, qui, au lieu de renforcer l’Europe, y ont creusé de profonds fossés.
– Que ce soit en Hongrie ou dans l’Union, le débat fait rage concernant la question de l’état de droit en Hongrie, ainsi qu’à propos de notre constitution. En tant que professeur de droit, que vous inspirent ces hommes politiques [hongrois – n.d.t.] qui font campagne sur le thème du rejet de la constitution du pays ?
– Personne ne peut contester la légitimité de la constitution, qui a été adoptée, conformément aux lois en vigueur, à une majorité des deux tiers par les députés hongrois au grand complet. Ses amendements sont soumis aux mêmes règles. Ce que je trouve problématique, c’est que, de nos jours, le concept d’état de droit a été investi d’un contenu politique, perdant au passage son sens juridique d’origine. Moi-même, étant juriste, je parle de l’état de droit comme d’un concept juridique. Pour moi, c’est un concept dont la définition, remontant au XIXe siècle, édicte notamment que les actes de l’administration soient soumis au droit, ainsi que l’indépendance du pouvoir judiciaire et le principe des élections libres. Jeune homme, j’ai vécu sous une dictature – aujourd’hui, je vis en démocratie. À l’époque, il n’y avait pas d’indépendance judiciaire, ni d’élections libres – aujourd’hui, l’une comme les autres sont garanties. Et je pourrais continuer longtemps cette liste d’exemples. Je considère donc ces accusations portant sur l’état de droit comme des récriminations à coloration politique. Au Parlement européen, certains députés ont pris l’habitude de dire des systèmes qui ne leur plaisent pas que ce sont des pays où l’état de droit n’est pas respecté. Je suis juriste, et pour moi, l’argument selon lequel « La Hongrie n’est pas un État de droit » est incompréhensible, et me semble relever de la récrimination politique. Dans n’importe quel pays, on peut débattre de la constitution, mais ces débats sont, eux aussi, régis par des formes démocratiques. En tant que juriste, je suis obligé de le dire : quand quelqu’un affirme vouloir mettre la constitution à la poubelle en se basant sur une majorité parlementaire simple, cela relève d’un total manque de sérieux. C’est une chose qui ne se fait nulle part au monde.
– On a récemment organisé une Assemblée des juristes, qui a formulé des recommandations. A-t-on, de cette façon, voulu réagir au fait que les politiciens se soient mis à « jouer aux juristes » ?
– Le fait qu’à cette Assemblée des juristes, lors de sa session de Balatonfüred, notre motion ait été saluée par un orage d’applaudissements en dit suffisamment long. C’est un débat dans lequel le milieu du droit avait l’obligation morale de se prononcer. Je pense qu’il l’a fait avec toute l’élégance nécessaire. Il a rappelé l’importance du dialogue et de la recherche du consensus. L’opinion d’un juriste ne peut pas aller à l’encontre du respect des lois. L’Assemblée des juristes a d’ailleurs accordé une attention toute particulière aux rapports entre la constitution hongroise et le droit de l’Union ; un dialogue entre tribunaux mené d’égal à égal – et non de haut en bas – contribuerait pour beaucoup à dissiper les tensions existantes. L’Assemblée des juristes a aussi envoyé un message au pouvoir législatif : la stabilité de la constitution et du système juridique dont elle est la base est le fondement de la confiance du public dans les institutions de droit commun. Les juristes doivent donc, en temps voulu, être associés in corpore à l’acte législatif, l’entrée en vigueur des lois doit ménager un délai de préparation suffisant, et l’application rétroactive des lois ne peut pas non plus se dérober à un examen juridique.
– Vous venez de nous dire que la période actuelle est dominée par le débat entourant l’avenir de l’UE. Une série de conférences sur ce thème est en cours, aussi bien au sein des États-membres qu’auprès des institutions de l’Union. Dans le cadre de ces conférences, vous avez même organisé un webinaire, auquel ont participé des hommes politiques européens très en vue. Quelles en sont les principales conclusions ?
– Je me réjouis d’avoir réussi à convaincre des hommes politiques de renom et des personnalités déterminantes de la vie publique d’y participer : y ont notamment pris part Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre français, Prokópios Pavlópoulos, ancien Président de la République grecque, François-Xavier Bellamy, eurodéputé et professeur de philosophie, ainsi que l’ancien ministre des Affaires étrangères hongrois János Martonyi. Nous avons tous souscrit à la position soutenant que l’Europe est un continent bigarré, sur lequel nos valeurs communes nous unissent néanmoins. Mais les valeurs nationales, spécifiques à telle ou telle nation en particulier, n’en existent pas moins. Le respect mutuel est le gage de l’unité de l’Europe. La construction européenne ne peut pas se faire de haut en bas, étant donné qu’il n’existe pas plus de super-État européen que de démos européen ou de langue européenne. Nous considérons la subsidiarité comme la base de la coopération. Comme János Martonyi l’a lui aussi rappelé, l’Europe s’est édifiée autour de trois collines : l’Acropole de l’humanisme grec, le Capitole de l’État de type européen et le Golgotha du monde chrétien. Par conséquent, avoir créé un poste de commissaire européen à la promotion du mode de vie européen ne sert à rien, tant qu’on ne sait même pas exactement en quoi consiste ce mode de vie. Nous avons aussi adopté une position commune affirmant qu’il est impérieux de renforcer la dimension culturelle de l’Europe, et de bien nous garder d’annuler notre passé. Ce webinaire a donc montré qu’il convient avant tout de préserver la diversité interne de l’Union. Pour moi, l’idée-clé, c’est que, comme l’intégration ne peut pas être un processus dirigé d’en haut, le débat entourant son avenir ne doit pas non plus devenir un tel processus. Tout ce que je peux espérer, c’est que nos conclusions soient écoutées.