Le moment est venu de le dire : il est nécessaire de modifier la conception de l’espace qui préside au rattrapage hongrois. La politique des 150 dernières années, centrée autour de Budapest, ne suffit plus aujourd’hui si la Hongrie veut rattraper économiquement l’Europe de l’Ouest ou les réussites de l’Asie orientale et du Moyen-Orient. A moins d’une réorientation spatiale, nous risquons même de ne plus pouvoir suivre le rythme de développement économique de notre propre région. La cause essentielle en est que Budapest, en raison de ses limites intrinsèques infranchissables et des tendances lourdes de la décennie, a rétréci à l’échelle mondiale, tout en restant surdimensionnée à l’échelle locale : la capitale hongroise est trop petite pour le monde, trop grande pour nous.
Quand on part à la recherche des sources potentielles d’un essor hongrois qui mène à la réussite – et donc d’un essor durable –, on se rend compte que, en plus d’une politique prévisible, d’une croissance équilibrée, d’un bon bilan de banque centrale, des transferts financiers de l’UE, d’une politique prenant la classe moyenne pour base et l’industrie de transformation comme centre de gravité du développement, en plus d’un enseignement supérieur compétitif, d’un environnement de PME innovantes et d’un système de santé modernisé, nous allons avoir besoin d’un renouvellement en profondeur de notre conception de l’espace.
Passons en revue quelques points de départ en vue d’y parvenir :
Budapest a servi de moteur pour accélérer la première industrialisation
Entre 1873 et 1918, Budapest a réussi à compenser les dommages infligés à la structuration de l’espace hongrois par plusieurs siècles d’absence de capitale, et a servi de moteur pour accélérer l’industrialisation de la partie hongroise de la Double Monarchie austro-hongroise, le développement de ses infrastructures, l’essor de sa bourgeoisie et sa modernisation.
On a pour cela créé une structure spatiale tentaculaire, basée sur le chemin de fer, raccordant au cœur budapestois, directement ou indirectement, toutes les villes et villages du Bassin des Carpates. C’était une structure extrêmement centralisée, chose que compensait néanmoins à l’époque le réseau décentralisé des grandes villes du Bassin des Carpates. Kassa [aujourd’hui Košice en slovaque – n.d.t.], Pozsony [Bratislava – n.d.t.], Fiume, Újvidék [Novi Sad en serbe – n.d.t.], Szabadka [Subotica – n.d.t.], Temesvár [Timişoara en roumain – n.d.t.], Kolozsvár [Cluj – n.d.t.], Brassó [Braşov – n.d.t.], Gyulafehérvár [Alba Iulia – n.d.t.], Székelyudvarhely [Odorheiu Secuiesc – n.d.t.], Nagyvárad [Oradea – n.d.t.], Beregszász [Berehove en ukrainien – n.d.t.], Munkács [Moukatchevo – n.d.t.] formaient, chacune séparément, ainsi que conjointement, un réseau de villes complémentaire de Budapest, et qui compensait même la centralisation du système. C’est ce réseau de villes que le traité de Trianon a fait éclater. Après 1920, le développement économique hongrois a perdu le bénéfice des infrastructures existantes, des gisements de matières premières, des marchés, de la main d’œuvre, du réseau cognitif d’universités et d’écoles, ainsi que de la plupart des usines qui avaient appartenu au pays.
1920 a mis fin à la structuration de l’espace hongrois qui s’était formée à partir de 1867, et au modèle de développement correspondant, en faisant éclater l’unité spatiale et économique du Bassin des Carpates.
De 1920 à 1990, Budapest accroît sa centralité
Cette nouvelle structuration de l’espace hongrois s’est maintenue au cours des 70 première années suivant le traité de Trianon. Budapest a non seulement conservé, mais même accentué sa centralité, qu’il n’a cependant plus été possible de compenser au moyen du nouveau réseau de grandes villes qui s’était formé et renforcé le long (mais à l’extérieur) des frontières du pays. En conséquence d’une politique de développement imposée par les circonstances, mais bien conçue, c’est le développement de Pécs, de Szeged, de Debrecen, de Miskolc, d’Esztergom, de Győr, de Szombathely et de Sopron qui s’est accéléré entre 1920 et 1945, mais cette nouvelle couronne n’était pas en mesure de compenser la perte du réseau des grandes villes du Bassin des Carpates. A la veille de la guerre et du fait de ses préparatifs, un nouveau réseau de villes s’est formé dans le triangle Veszprém–Győr–Székesfehérvár, avec, au Sud de ce triangle, le réseau des agglomérations neuves qu’avait fait surgir l’industrie pétrolière du comté de Zala, mais rien de tout cela n’a atténué la centralité de Budapest dans la structuration générale de l’espace hongrois. Et pourtant, c’est principalement sous l’effet du dynamisme du nouveau réseau de villes formé le long (et à l’intérieur) des frontières, et grâce à la conjoncture agraire, que la Hongrie, en 1936, a rattrapé la moyenne de développement des pays faisant aujourd’hui partie de l’UE, dont elle n’a jamais été aussi proche, ni auparavant, ni depuis lors, à 83% de son niveau de l’époque (en 2020, elle était à 74% de ce niveau).
Par la suite, les vagues successives d’industrialisation organisées après 1945 ont connecté de nouvelles villes – comme Diósgyőr, Dunaújváros, Százhalombatta, Tatabánya, Paks – à cette structuration de l’espace, mais ces ajouts n’ont pas davantage apporté de solution au problème de la centralité de Budapest au sein de cette structure. Dénué d’économie de marché et de démocratie, le système était, de par ses propres limites, incapable de rattrapage économique (en 1990, nous n’étions plus qu’à 57% de la moyenne de développement des pays qui composaient à l’époque l’UE), ce qui, de plus, cachait l’effet de freinage exercé par la centralisation. La dictature et l’économie planifiée ont construit un Etat obèse et hydrocéphale, dans lequel Budapest est devenu un handicap pour l’économie du pays.
La structuration transitoire de l’espace pendant les décennies de transition
Pendant les deux décennies de transition allant de 1990 à 2010, la centralité de Budapest continue à dominer, mais divers changements appelés à la compenser commencent. Les municipalités sont dotées de leur propre patrimoine, les investissements industriels étrangers en rase campagne s’installent le long des autoroutes, l’importance économique des grandes universités fonctionnant en-dehors de Budapest s’accroit et le couloir géographique Győr–Budapest–Kecskemét devient (pour reprendre l’expression de Zoltán Cséfalvay) une « banane » de développement. Cependant, tout cela ne suffisait toujours pas à compenser la centralité de Budapest dans la structuration de l’espace hongrois. C’est ainsi que, s’ajoutant aux erreurs de politique économique, cette structuration déséquilibrée de l’espace est la cause cachée, mais essentielle, du fait qu’en vingt ans, nous n’ayons réussi à nous rapprocher du niveau moyen de développement de l’UE que de 9% (en passant de 57% à 66%).
D’une structuration monodimensionnelle de l’espace à un réseau de réseaux de villes
En 2010, la Hongrie a entamé un nouveau segment de son développement, dont on peut espérer qu’il s’étende jusqu’en 2030. Après la mise en ordre des finances publiques et le retour à la croissance, de 2010 à 2019, nous avons, en l’espace d’une décennie, atteint 73% du niveau de développement moyen de l’UE, ce qui en fait la meilleure décennie du siècle écoulé depuis le traité de Trianon. Nous aurions pu atteindre un résultat encore meilleur si, après avoir renoué avec la croissance suite à la mise en ordre des finances, nous avions ajouté à ces réalisations un virage en direction de la compétitivité (nous pourrions alors nous situer aux alentours de 86% de la moyenne de l’UE – auquel cas nous ne serions plus qu’à 8% du niveau tchèque). Ce virage reste à prendre : ce sera la tâche de la décennie qui commence cette année.
Il existe cependant une autre cause cachée expliquant que nous n’ayons pas réussi à mieux exploiter les opportunités exceptionnellement avantageuses que nous offrait la décennie 2010–2019 : la situation de pat dans laquelle nous a placés la structuration de notre espace. Aujourd’hui, certes, tout le monde, dans la classe politique, au gouvernement et même dans le secteur privé, est bien conscient du fait que c’est à l’extérieur de Budapest que se trouvent les sources véritables d’un essor hongrois durable ; mais on n’a pas encore pris les décisions, déterminantes pour l’avenir de la structuration de notre espace, qui doivent tirer les conséquences de cette prise de conscience. Ce fardeau de la capitale pesant sur les épaules du pays est peut-être la dernière relique du régime de dictature et d’économie planifiée qui a dominé le pays de 1949 à 1989.
Cependant, le monde de l’économie et celui des finances nous envoient en permanence des signaux pour nous faire comprendre que des changements doivent intervenir concernant cette centralité héritée par Budapest. Le gros des investissements étrangers dans l’industrie de transformation s’installe dans des espaces économiques situés à l’extérieur de Budapest : les FDI ont d’ores et déjà voté pour les réseaux de villes situés en-dehors de la capitale. Le plus gros des PME dynamiques et exportatrices, de même, se développe en-dehors de la capitale. L’essor de la seconde capitale du pays, Debrecen, et celui de villes moyennes dynamiques comme Győr, Kecskemét, Gödöllő, Veszprém, Székesfehérvár, Nyíregyháza ou Zalaegerszeg, en eux-mêmes, indiquent que le chemin de la réussite passe par les réseaux de villes décentralisés.
Pendant ce temps, même Budapest envoie des signaux indiquant que la ville n’est plus en mesure de servir de moteur à l’essor hongrois. La capitale n’a pas réussi à former un écosystème de start-up innovant et attrayant, n’a toujours pas pris le virage du tourisme de qualité, n’est pas devenue une capitale européenne de la santé, n’est pas devenue un centre européen du savoir (à l’exception de quelques universités comme l’université Semmelweis, l’université ELTE, ou encore l’Université Polytechnique et économique) ; elle n’a pas construit d’écocité, et n’a même pas réussi à rénover son patrimoine immobilier au niveau de qualité qui est aujourd’hui celui d’une capitale européenne.
Budapest, cependant, envoie aussi des signaux permettant d’identifier sa contribution potentielle à l’essor : la capitale étant un centre culturel attrayant, tout ce qui relève de la culture mérite d’y être développé. Son pouvoir d’attraction touristique étant important, le tourisme de qualité mérite d’y être développé. Et comme elle constitue un centre universitaire et scolaire, la promotion de ses universités et de ses écoles peut constituer le point où nous mettrons le pied dans la porte de l’essor. Il n’est pas trop tard pour en faire, dans une certaine mesure, un centre de santé européen, ou tout du moins régional, ni pour la construction d’une écocité.
Néanmoins l’obtention d’un essor économique hongrois durable ne peut plus être confiée à un espace hongrois structuré autour de Budapest. Le changement de cap de notre structuration de l’espace doit être centré sur le développement des grandes villes apparues après 1920 le long (et à l’intérieur) de nos frontières, sur la construction d’un espace économique unifié dans le Bassin des Carpates, sur l’accélération de la croissance des villes moyennes du pays, sur le renforcement et l’interconnexion des villes constituant le « fer à cheval » ou le « châssis » entourant Budapest (selon les termes de Norbert Csizmadia), ainsi que sur la construction d’une infrastructure de transport circulaire/périphérique.
P.S.
« Le propre d’un réseau, c’est que chacun de ses nœuds peut devenir le centre du réseau tout entier » – règle de base du XXIe siècle.
György Matolcsy
Président de la Banque Nationale de Hongrie
Foto: Zoltán Havran